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La flotte anglo-française forcerait les Dardanelles, brûlerait dans la mer Noire les vaisseaux et les arsenaux russes, que Constantinople n’en finirait pas moins par être occupée, et qu’après de longues calamités, un traité de partage devrait l’assurer à la Russie, faute de pouvoir la donner à d’autres. Étudiez l’histoire de la diplomatie moderne, depuis la paix d’Utrecht, qui reconnut la succession de la maison de Bourbon en Espagne et celle de la maison de Hanovre en Angleterre, et vous verrez que presque toujours les traités sont intervenus pour sanctionner des faits accomplis malgré d’énergiques résistances. Ce ne sera certainement pas dans cette circonstance que cette loi recevra une exception. L’alliance des deux puissances maritimes créerait incontestablement à la Russie de grands obstacles ; elle pourrait tarir pour plusieurs années, dans la mer Noire, les sources de sa prospérité ; mais il est évident que cette alliance ne saurait prévenir indéfiniment les progrès de ses armées dans la Bulgarie et la Roumélie.

À quel prix, d’ailleurs, achèterions-nous un délai qui nous touche peu, quoi qu’on en dise ? Faut-il que la France se précipite dans de tels hasards, parce que l’Angleterre tremble pour son monopole maritime et commercial, parce que la Russie à Constantinople menace à la fois Corfou et Calcutta ? Faudra-t-il qu’une puissance dont l’intérêt, comme la mission providentielle, est de préparer le triomphe de la politique naturelle des nations, ainsi que celui de toutes les idées fécondes et vraiment progressives, faudra-t-il que la France s’engage dans une lutte sanglante et peut-être séculaire, pour donner raison à la diplomatie contre la nature, à la barbarie contre la civilisation ?

Je ne saurais comprendre qu’on pût nous imposer la guerre pour défendre la Turquie contre les Russes, tandis qu’on ne nous en fit pas, en 1831, un impérieux devoir pour leur arracher la Pologne. Comment voir avec des transes aussi vives les progrès de la marine russe dans la mer Noire, lorsque nous nous félicitons avec raison des développemens rapides de la marine des États-Unis, dans l’espoir de résister un jour, avec des chances moins inégales, aux forces navales britanniques, supérieures à celles de toutes les puissances du monde réunies ? Sans réveiller de vieilles haines entre deux grandes et généreuses nations, faut-il donc faire un métier de dupes, et nous payer de déclamations redondantes contre le colosse du nord ?

Comment s’expliquer qu’on prêche à la fois la liberté du commerce, l’avantage d’étendre le champ de la concurrence et celui de la consommation, et qu’on s’effraie de voir renaître à la civilisation les fertiles