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DES PARTIS ET DES ÉCOLES POLITIQUES.

Un équilibre durable se pourrait-il donc asseoir sur la manifeste violation des lois par lesquelles les nations vivent et se conservent ? L’intérêt national en Angleterre, les préjugés en France, égarent tellement sur cette question, qu’on la pose vraiment de manière à justifier par avance tous les efforts de la Russie pour s’assurer une possession à laquelle on rattache les destinées même de cet empire, tous ses développemens ultérieurs, et jusqu’à sa sûreté présente. Quel gouvernement serait coupable aux yeux de la politique ou de la morale, en brisant, même au prix d’une guerre acharnée, les entraves où l’on prétendrait retenir à tout jamais l’élan de sa prospérité naissante ?

Le cabinet russe est sans doute aujourd’hui, comme tous les pouvoirs de l’Europe, sous l’influence d’une situation générale qui, en rendant les bouleversemens redoutables, impose la paix comme un devoir envers l’ordre social et la civilisation même. La crainte des révolutions fait dévier de ses voies la politique de toutes les chancelleries, comme une avalanche suspendue aux flancs de la montagne détourne de sa route le voyageur effrayé. Cependant comprenons bien, ainsi qu’on commence à le faire en Angleterre, que l’instant décisif approche. Alexandre lui-même ne s’est pas fait faute de prendre la Bessarabie ; quelque appréhension que puisse éprouver Nicolas de faire éclater l’orage qui gronde sur le monde, il n’a pas hésité à faire franchir à ses armées l’arc de triomphe qui indiquait à son aïeul le chemin de Byzance. Le traité d’Andrinople, tout modéré qu’on veuille le trouver, assure à la Russie le Delta du Danube, Anapa, clé de la Circassie, et d’autres possessions lointaines dont l’Europe sait à peine les noms, et dont la Russie seule connaît l’importance. Le traité d’Unkiar-Skelessi, qui rend le cabinet de Pétersbourg suprême garant de la sûreté extérieure et intérieure de l’empire ottoman, parut assez important au négociateur pour être acheté au prix de l’abandon des créances russes. L’on construit des flottes immenses dans la mer Noire ; les grandes fortifications de Sébastopol s’élèvent avec rapidité, et déjà tinte la cloche qui sonnera l’agonie de l’empire des Osmanlis. La Russie n’a point intérêt à hâter cet instant, car la violence est inutile là où la nature agit avec une si effrayante promptitude. D’ailleurs, l’irritation croissante de l’Angleterre, la nécessité qu’éprouverait un pouvoir impopulaire, et menacé de détourner au dehors, selon la politique de tous les patriciats, l’esprit d’entreprise et d’innovation, un retour de l’énergie du divan, une révolution de sérail, tout semble pouvoir amener, pour l’empire ottoman, de sanglantes et prochaines funérailles.