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souffert davantage ayant plus de liberté ; mais, grâce à Dieu ! vous avez résisté hier à une occasion qui vous déshonorait. — C’eût été échouer au port, car depuis quinze jours je négociais votre échange que l’amiral Rosily vient de conclure. — J’ai tremblé pour vous hier, car je savais le projet de vos camarades. Je les ai laissé s’échapper à cause de vous, dans la crainte qu’en les arrêtant on ne vous arrêtât. Et comment aurions-nous fait pour cacher cela ? Vous étiez perdu, mon enfant, et, croyez-moi, mal reçu des vieux braves de Napoléon. Ils ont le droit d’être difficiles en honneur.

J’étais si troublé, que je ne savais comment le remercier ; il vit mon embarras, et, se hâtant de couper les mauvaises phrases par lesquelles j’essayais de balbutier que je le regrettais :

— Allons, allons, me dit-il, pas de ce que nous appelons : french compliments : nous sommes contens l’un de l’autre, voilà tout, et vous avez, je crois, un proverbe qui dit : Il n’y a pas de belle prison. — Laissez-moi mourir dans la mienne, mon ami, je m’y suis accoutumé, moi, il l’a bien fallu. Mais cela ne durera plus bien long-temps, je sens mes jambes trembler sous moi et s’amaigrir. Pour la quatrième fois j’ai demandé le repos à lord Mulgrave, et il m’a encore refusé ; il m’écrit qu’il ne sait comment me remplacer. Quand je serai mort, il faudra bien qu’il trouve quelqu’un cependant, et il ne ferait pas mal de prendre ses précautions. Je vais rester en sentinelle dans la Méditerranée ; mais vous, my child, ne perdez pas de temps. Il y a là un sloop qui doit vous conduire. Je n’ai qu’une chose à vous recommander, c’est de vous dévouer à un principe plutôt qu’à un homme. L’amour de votre patrie en est un assez grand pour remplir tout un cœur et occuper toute une intelligence.

— Hélas ! dis-je, milord, il y a des temps où l’on ne peut pas aisément savoir ce que veut la patrie. Je vais le demander à la mienne.

Nous nous dîmes encore une fois adieu, et, le cœur serré, je quittai ce digne homme, dont j’appris la mort peu de temps après. — Il mourut en pleine mer, comme il avait vécu durant quarante-neuf ans, sans se plaindre ni se glorifier et sans avoir revu ses deux filles, seul et sombre comme un de ces vieux dogues d’Ossian qui