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LE CAPITAINE RENAUD.

apercevoir moi-même, un paquet de mes hardes, et j’allais me rendre, de la maison de Gibraltar où nous étions, à celle du rendez-vous, lorsque tout à coup je m’arrêtai et je sentis que cela était impossible. — Il y a dans les actions honteuses quelque chose d’empoisonné, qui se fait sentir aux lèvres d’un homme de cœur sitôt qu’il touche les bords du vase de perdition. Il ne peut même pas y goûter sans être prêt à en mourir. — Quand je vis ce que j’allais faire, et que j’allais manquer à ma parole, il me prit une telle épouvante, que je crus que j’étais devenu fou. Je courus sur le rivage et m’enfuis de la maison fatale comme d’un hôpital de pestiférés, sans oser me retourner pour la regarder. — Je me jetai à la nage, et j’abordai dans la nuit l’Océan, notre vaisseau, ma flottante prison. Je montai avec emportement, me cramponnant à ses câbles, et quand je fus arrivé sur le pont, je saisis le grand mât, je m’y attachai avec passion, comme à un asile qui me garantissait du déshonneur, et, au même instant, le sentiment de la grandeur de mon sacrifice, me déchirant le cœur, je tombai à genoux, et, appuyant mon front sur les cercles de fer du grand mât, je me mis à fondre en larmes comme un enfant. — Le capitaine de l’Océan, me voyant dans cet état, me crut ou fit semblant de me croire malade, et me fit porter dans ma chambre. Je le suppliai à grands cris de mettre une sentinelle à ma porte pour m’empêcher de sortir. On m’enferma et je respirai, délivré enfin du supplice d’être mon propre geôlier. Le lendemain, au jour, je me vis en pleine mer, et je jouis d’un peu de calme, en perdant de vue la terre, objet de toute tentation malheureuse dans ma situation. — J’y pensais avec plus de résignation lorsque ma petite porte s’ouvrit, et le bon amiral entra seul.

— Je viens vous dire adieu, commença-t-il d’un air moins grave que de coutume, vous partez pour la France demain matin.

— Oh ! mon Dieu, est-ce pour m’éprouver que vous m’annoncez cela, milord ?

— Ce serait un jeu bien cruel, mon enfant, reprit-il, j’ai déjà eu envers vous un assez grand tort. J’aurais dû vous laisser en prison dans le Northumberland en pleine terre et vous rendre votre parole. Vous auriez pu conspirer sans remords contre vos gardiens, et user d’adresse, sans scrupule, pour vous échapper. Vous avez