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LE CAPITAINE RENAUD.

quoiqu’il fût parfaitement sot, et au bout d’un quart d’heure nous nous ouvrîmes l’un à l’autre sur notre position. Il me dit tout de suite franchement qu’il allait se sauver avec ses camarades, qu’ils avaient trouvé une occasion excellente, et qu’il ne se le ferait pas dire deux fois pour les suivre. Il m’engagea fort à en faire autant. Je lui répondis qu’il était bien heureux d’être gardé, mais que moi, qui ne l’étais pas, je ne pouvais pas me sauver sans déshonneur, et que lui, ses compagnons et moi n’étions point dans le même cas. Cela lui parut trop subtil.

— Ma foi ! je ne suis pas casuiste, me dit-il, et si tu veux, je t’enverrai à un évêque qui t’en dira son opinion. Mais à ta place, je partirais. Je ne vois que deux choses, être libre et ne pas l’être. Sais-tu bien que ton avancement est perdu depuis plus de cinq ans que tu traînes dans ce sabot anglais ? Les lieutenans du même temps que toi sont déjà colonels.

Là-dessus ses compagnons survinrent et m’entraînèrent dans une maison d’assez mauvaise mine, où ils buvaient du vin de Xérès, et là ils me citèrent tant de capitaines devenus généraux, et de sous-lieutenans vice-rois, que la tête m’en tourna, et je leur promis de me trouver le surlendemain à minuit dans le même lieu. Un petit canot devait nous y prendre, loué à d’honnêtes contrebandiers, qui nous conduiraient à bord d’un vaisseau français chargé de mener des blessés de notre armée à Toulon. L’invention me parut admirable, et mes bons compagnons m’ayant fait boire force rasades pour calmer les murmures de ma conscience, terminèrent leurs discours par un argument victorieux, jurant sur leur tête qu’on pourrait avoir, à la rigueur, quelques égards pour un honnête homme qui vous avait bien traité, mais que tout les confirmait dans la certitude qu’un Anglais n’était pas un homme.

Je revins assez pensif à bord de l’Océan, et lorsque j’eus dormi et que je vis clair dans ma position en m’éveillant, je me demandai si mes compatriotes ne s’étaient point moqués de moi. Cependant le désir de la liberté et une ambition toujours poignante et excitée depuis mon enfance me poussaient à l’évasion, malgré la honte que j’éprouvais de fausser mon serment. Je passai un jour entier près de l’amiral, sans oser le regarder en face, et je m’étudiai à le trouver petit. — Je parlai tout haut à table, avec arro-