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LA TRAGÉDIE AVANT SHAKSPEARE.

positive, et une erreur qu’il importe de combattre dans l’intérêt de Shakspeare comme dans l’intérêt de la vérité ; car ces mêmes personnes sont toutes désappointées lorsque la critique leur prouve que ce créateur a emprunté tel sujet à une chronique saxonne, tel autre à une nouvelle italienne ; que le système dramatique auquel il a donné son nom et dont elles le croient le père, il n’en est que le parrain ; et alors, dans leur découragement, elles sont près de tomber d’accord avec elle que Shakspeare n’est point inventeur.

Non, sans doute, il n’est point inventeur, si, par ce mot, vous entendez créer à la façon de Dieu. Il s’est servi simplement des matériaux qu’il avait sous la main. On ne tenait pas compte alors des unités de temps et de lieu, il n’en a pas tenu compte ; on écrivait les tragédies en vers blancs avec deux vers rimés à la fin de chaque scène, comme dans le récitatif de l’opéra italien avant un morceau ; on mêlait le comique au tragique, et le comique était en prose : il a pris tout comme il l’a trouvé. — Les beaux de la cour raffolaient des concetti et du raffiné ; le peuple aimait les grosses plaisanteries et force cadavres : il leur a donné de tout cela ; c’était le gâteau de miel dans la gueule de Cerbère. Le théâtre n’avait pour décoration qu’un paravent et un écriteau ; il l’a employé tel quel, sans songer un seul instant aux graves questions qui préoccupent si fort nos costumiers littéraires. Quant à ses sujets, il les a empruntés de droite et de gauche, dans les nouvelles italiennes, dans les chroniques saxonnes, dans le théâtre grec, dans l’histoire ancienne et moderne. Mais si l’invention consiste dans la combinaison des faits, si le sujet tient une place si importante dans le mérite d’un ouvrage, comment se fait-il que tous les savans de la république des lettres, que ces catalogues vivans de nos bibliothèques ne parviennent jamais à produire rien qui vaille, rien qui vive plus d’un jour ? Ne serait-ce pas que l’anecdote est fort peu de chose, et que l’essentiel, ce qui constitue le génie, c’est de savoir animer ses personnages, de leur donner cette vérité, cette vie sans lesquelles tout l’intérêt de l’action où ils se meuvent s’efface et s’évanouit.

Quand on est Shakspeare, on peut, sans crainte, raconter les sujets de ses ouvrages à ses amis ; on peut même leur commu-