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Le maquignon se mit à examiner les yeux, dont il avait oublié de s’occuper. Le paysan diminua ensuite son prix de quelques francs. Ils étaient près de conclure, lorsque l’idée de faire monter le cheval revint au maquignon. Il dit à l’entremetteur de l’essayer, et celui-ci étendait déjà la main pour saisir la crinière ; mais Bervic ne lui en donna pas le temps. Il se mit à courir en tenant et faisant trotter sa jument en lesse. Michel le suivit pour observer la marche de l’animal. Quand il l’eut rejoint, il lui proposa un écu de plus. Le paysan parut hésiter un instant ; puis enfin il se décida. Le marché fut conclu, et des arrhes données par Michel. Tous trois s’acheminèrent ensuite vers l’auberge, pour ratifier le traité en buvant selon l’usage. Comme ils entraient, le tavernier lança sur Michel et sur Bervic un regard curieux. — Eh bien ! qui a trompé l’autre ? dit-il en riant.

— Le Breton est enfoncé, s’écria Michel ; j’ai la bête pour cent cinquante-deux écus.

— Pour cent cinquante-cinq, dit vivement Bervic ; vous avez dit cent cinquante-cinq.

Le maquignon fit un saut en arrière, et demeura stupéfait. — Eh bien ! eh bien ! dit-il, tu n’es donc plus sourd, toi ?

— On n’a pas besoin d’être sourd pour boire un coup de vin, répondit le paysan avec un sourire où la raillerie se voilait sous je ne sais quelle bonhomie grotesque.

Michel se frappa la tête de ses deux mains. — Ah ! le scélérat m’aura trompé… s’écria-t-il en se retournant vers la jument.

— L’avez-vous montée ? lui demanda l’aubergiste d’un air goguenard.

— Non. Pourquoi ?

— C’est que la bête a une mauvaise habitude ; elle ne peut souffrir ni cavalier ni harnais, et l’on n’a jamais pu en rien faire.

Le Normand se détourna vers Bervic, qui était tranquillement appuyé sur son pen-bas.

— Je ne prendrai pas ton cheval, vieux coquin ! s’écria-t-il furieux.

— On ne peut pas forcer le monde, répondit paisiblement Bervic ; mais alors les arrhes seront à moi. Quarante francs font du bien à un pauvre chrétien.

Michel écumait de rage. Il levait sa cravache pour couper la figure du paysan ; l’aubergiste le tira par le bras.

— Ne frappez pas, monsieur Michel, lui dit-il à demi-voix ; le vieux a été le meilleur lutteur de Cornouailles : c’est un corps de fer. Croyez-