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Il étouffait et il s’arrêta. — Ne voulant pas aller plus loin dans ce sentiment de douleur, devant un étranger, il s’éloigna, il se promena quelque temps et marcha sur le pont de long en large. Je fus d’abord très touché de cette vue, et ce fut un remords qu’il me donna de n’avoir pas assez senti ce que vaut un père, et je dus à cette soirée la première émotion bonne, naturelle, sainte, que mon cœur ait éprouvée. À ces regrets profonds, à cette tristesse insurmontable au milieu du plus brillant éclat militaire, je compris tout ce que j’avais perdu en ne connaissant pas l’amour du foyer qui pouvait laisser dans un grand cœur de si cuisans regrets ; je compris tout ce qu’il y avait de factice dans notre éducation barbare et brutale, dans notre besoin insatiable d’action étourdissante ; je vis, comme par une révélation soudaine du cœur, qu’il y avait une vie adorable et regrettable dont j’avais été arraché violemment, une vie véritable d’amour paternel, en échange de laquelle on nous faisait une vie fausse toute composée de haines et de toutes sortes de vanités puériles ; je compris qu’il n’y avait qu’une chose plus belle que la famille et à laquelle on put saintement l’immoler, c’était l’autre famille, la patrie. Et tandis que le vieux brave s’éloignant de moi, pleurait parce qu’il était bon, je mis ma tête dans mes deux mains et je pleurai de ce que j’avais été jusque-là si mauvais.

Après quelques minutes, l’amiral revint à moi : — J’ai à vous dire, reprit-il d’un ton plus ferme, que nous ne tarderons pas à nous rapprocher de la France. Je suis une éternelle sentinelle placée devant vos ports. Je n’ai qu’un mot à ajouter, et j’ai voulu que ce fût seul à seul ; souvenez-vous que vous êtes ici sur votre parole, et que je ne vous surveillerai point ; mais, mon enfant, plus le temps passera, plus l’épreuve sera forte. Vous êtes bien jeune encore : si la tentation devient trop grande pour que votre courage y résiste, venez me trouver quand vous craindrez de succomber et ne vous cachez pas de moi, je vous sauverai d’une action déshonorante que, par malheur pour leurs noms, quelques officiers ont commise. Souvenez-vous qu’il est permis de rompre une chaîne de galérien, si l’on peut, mais non une parole d’honneur. — Et il me quitta sur ces derniers mots en me serrant la main.

Je ne sais si vous avez remarqué, en vivant, monsieur, que les