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INDUSTRIE ET COMMERCE DE LA BRETAGNE.

prise d’autant plus hardie, que tous les instrumens d’exécution, y compris les ouvriers, étaient à créer. M. Frimot tentait, d’ailleurs, la résolution d’un problème entièrement neuf, en fait d’application de la vapeur. Les machines qu’il voulait faire exécuter étaient l’essai d’un système personnel ; les mécaniques d’exploitation elles-mêmes avaient toutes été inventées par lui, car M. Frimot était un de ces hommes qui s’approprient toutes les idées en les timbrant à leur cachet, un Jahoua qui avait sur celui de Commana l’avantage de sortir de l’École polytechnique. On conçoit quelles étaient les difficultés pour faire ainsi sortir du néant tout un nouveau monde industriel ! Mais M. Frimot ne s’en effraya pas ; il appela autour de lui tout ce qu’il trouva de taillandiers de village, de serruriers de carrefour, d’armuriers de bourgades. Le port de Brest lui fournit quelques forgerons non pas habiles, mais habitués aux grands fourneaux et aux grands soufflets des vastes usines. Ce fut avec ces ouvriers vulgaires qu’il commença. Pendant les premiers mois, il y eut de quoi devenir fou de colère et de désespoir. Les cent bras de l’usine allaient comme une machine détraquée, sans ordre, sans intelligence ; la pensée de l’inventeur, mal comprise ou maladroitement exécutée, n’entrait dans les tenailles du forgeron que pour en sortir parodiée et ridicule ; sa création, mise vingt fois sur l’enclume, forgée, faussée, déformée en tous sens, en sortait enfin monstrueusement traduite, véritable caricature du plan harmonieux qu’il avait tracé. M. Frimot fit recommencer l’œuvre, sans étonnement et sans impatience. Cette fois le travail prit une marche plus habile ; les marteaux avaient appris leur métier pendant le premier essai ; l’ouvrier breton s’était aguerri dans cette lutte contre le fer, la houille et le feu ; il avait deviné les moyens de les maîtriser, d’en faire des esclaves utiles. Cette fois la matière obéit à l’intelligence, les métaux se pétrirent et se contournèrent docilement sous l’action de sa volonté ; une première machine s’éleva et entra en action. Ce fut un jour véritablement solennel que celui où cette machine s’agita sous l’effort de la vapeur, et où le premier coup de piston fit retentir l’édifice. Ils étaient là, tous ces ouvriers sortis quelques mois auparavant de leurs hameaux, et qui n’avaient jamais vu semblable merveille ; ils étaient là, le cou tendu, les yeux fixes et presque épouvantés devant leur propre ouvrage ; ils regardaient cet être étrange de fer et de cuivre dont ils avaient laborieusement limé les membres pendant six mois, qu’ils avaient fabriqué et monté pièce à pièce, et qui maintenant, animé d’une sorte de vie intérieure, lançait sa grande voix dans l’espace, et agitait ses bras de géant. Pendant plusieurs jours, ils ne purent passer devant la ma-