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INDUSTRIE ET COMMERCE DE LA BRETAGNE.

Deux jours après cette résolution, l’horloger se mit effectivement en route pour Rennes. Il y eut beaucoup de larmes versées au moment de la séparation, mais la tristesse des deux jeunes gens conserva quelque chose de doux et de serein. En se séparant, ils gardèrent dans leurs cœurs une sève d’espérance qui devait les nourrir. Yvonne avait confiance en Dieu, et Pierre dans son courage ; tous deux étaient sûrs de se revoir bientôt. Mais Pierre ne fut point heureux. Il parcourut une partie de la France, ne trouvant à se placer que momentanément, vivant au jour le jour, pauvre et découragé. Trois années s’écoulèrent sans qu’il pût songer à revenir en Bretagne : enfin, après une série d’évènemens qu’il serait inutile de rapporter, il passa en Irlande, arriva à Dublin avec un Anglais dont il avait fait la connaissance, et entra, comme ouvrier, chez l’horloger Smith, à des conditions avantageuses.

Maître Smith était un homme de cinquante ans, d’un extérieur froid, avare de paroles et de mouvemens. Jeune, il avait été simple ouvrier, avait beaucoup souffert et s’était habitué à cette impassibilité de bronze, derrière laquelle il cachait sa nature sensible. Long-temps froissée, son ame s’était retirée en elle-même et ne se montrait plus que dans de rares occasions. Maître Smith passait généralement pour sévère et bizarre, mais sa probité était renommée. Une fortune assez considérable avait été la récompense de cette probité et d’une économie laborieuse ; depuis plusieurs années il était veuf et vivait avec sa fille unique, miss Fanny.

Pierre s’habitua bien vite au tranquille intérieur de l’horloger irlandais. C’était une douce et bonne créature auquel il fallait peu de place et peu de bruit pour être heureux. Maître Smith, qui n’avait eu jusqu’alors que des ouvriers grossiers ou vicieux, s’attacha au jeune Français, dont l’assiduité silencieuse et la bienveillance timide le charmèrent. Une maladie assez grave dont il fut atteint, et pendant laquelle Pierre lui donna des marques d’un intérêt reconnaissant, acheva de le lui rendre cher ; le jeune Breton finit par acquérir dans la maison la position d’un associé plutôt que celle d’un ouvrier.

Une seule chose jetait de la gêne dans les rapports qui existaient entre la famille Smith et Pierre ; c’était la difficulté de s’entendre. Le Breton s’exprimait en anglais avec beaucoup de peine, et sa timidité augmentait encore l’embarras qu’il éprouvait à parler. Il en était résulté dans la maison une habitude de silence presque continuel. Pierre, Smith et sa fille s’entendaient le plus souvent par le geste ou le regard, et ce mode singulier de communiquer leurs pensées avait