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LE CAPITAINE RENAUD.

et l’autre, avec une politesse d’autant plus grande, que leur amiral me traitait comme son fils. Cependant une grande tristesse me prenait quand je voyais de loin les côtes blanches de la Normandie, et je me retirais pour ne pas pleurer. Je résistais à l’envie que j’en avais, parce que j’étais jeune et courageux ; mais ensuite, dès que ma volonté ne surveillait plus mon cœur, dès que j’étais couché et endormi, les larmes sortaient de mes yeux malgré moi et trempaient mes joues et la toile de mon lit au point de me réveiller.

Un soir surtout, il y avait eu une prise nouvelle d’un brick français ; je l’avais vu périr de loin, sans que l’on pût sauver un seul homme de l’équipage, et, malgré la gravité et la retenue des officiers, il m’avait bien fallu entendre les cris et les hourras des matelots qui voyaient avec joie l’expédition s’évanouir et la mer engloutir goutte à goutte cette avalanche qui menaçait d’écraser leur patrie. Je m’étais retiré et caché tout le jour dans le réduit que lord Collingwood m’avait fait donner près de son appartement, comme pour mieux déclarer sa protection, et, quand la nuit fut venue, je montai seul sur le pont. J’avais senti l’ennemi autour de moi plus que jamais, et je me mis à réfléchir sur ma destinée si tôt arrêtée, avec une amertume plus grande. Il y avait un mois, déjà que j’étais prisonnier de guerre et l’amiral Collingwood, qui, en public, me traitait avec tant de bienveillance, ne m’avait parlé qu’un instant en particulier, le premier jour de mon arrivée à son bord ; il était bon, mais froid, et, dans ses manières, ainsi que dans celles des officiers anglais, il y avait un point où tous les épanchemens s’arrêtaient, et où la politesse compassée se présentait comme une barrière sur tous les chemins. C’est à cela que se fait sentir la vie en pays étrangers. J’y pensais avec une sorte de terreur en considérant l’abjection de ma position qui pouvait durer jusqu’à la fin de la guerre, et je voyais comme inévitable le sacrifice de ma jeunesse, anéantie dans la honteuse inutilité du prisonnier. La frégate marchait rapidement, toutes voiles dehors, et je ne la sentais pas aller. J’avais appuyé mes deux mains à un câble et mon front sur mes deux mains, et, ainsi penché, je regardais dans l’eau de la mer. Ses profondeurs vertes et sombres me donnaient une sorte de vertige, et le silence de la nuit n’était interrompu que