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vent de colère, ces implorations inutiles des veuves et des orphelins n’ayant pour chances de secours que la manière dont les feuilles volantes étaient balayées par le chapeau consulaire ; toutes ces feuilles gémissantes, mouillées par des larmes de famille, traînant au hasard sous ses bottes, et sur lesquelles il marchait comme sur ses morts du champ de bataille, me représentaient la destinée présente de la France comme une loterie sinistre, et, toute grande qu’était la main indifférente et rude qui tirait les lots, je pensais qu’il n’était pas juste de livrer ainsi au caprice de ses coups de poing tant de fortunes obscures qui eussent été peut-être un jour aussi grandes que la sienne, si un point d’appui leur eût été donné. Je sentis mon cœur battre contre Bonaparte et se révolter, mais honteusement, mais en cœur d’esclave qu’il était. Je considérais ces lettres abandonnées, des cris de douleur inattendus s’élevaient de leurs plis profanés ; et les prenant pour les lire, les rejetant ensuite, moi-même je me faisais juge entre ces malheureux et le maître qu’ils s’étaient donné, et qui allait aujourd’hui s’asseoir plus solidement que jamais sur leurs têtes. Je tenais dans ma main l’une de ces pétitions méprisées, lorsque le bruit des tambours qui battaient aux champs, m’apprit l’arrivée subite de l’Empereur. Or, vous savez que de même que l’on voit la lumière du canon avant d’entendre sa détonation, on le voyait toujours en même temps qu’on était frappé du bruit de son approche, tant ses allures étaient promptes, et tant il semblait pressé de vivre et de jeter ses actions les unes sur les autres. Quand il entrait à cheval dans la cour d’un palais, ses guides avaient peine à le suivre, et le poste n’avait pas le temps de prendre les armes, qu’il était déjà descendu de cheval et montait l’escalier. Cette fois j’entendis ses talons résonner en même temps que le tambour. J’eus le temps à peine de me jeter dans l’alcôve d’un grand lit de parade qui ne servait à personne, fortifié d’une balustrade de prince et fermé heureusement, plus qu’à demi, par des rideaux semés d’abeilles.

L’Empereur était fort agité ; il marcha seul dans la chambre comme quelqu’un qui attend avec impatience et fit en un instant trois fois sa longueur, puis s’avança vers la fenêtre et se mit à y tambouriner une marche avec les ongles. Une voiture roula encore