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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

remarque. Ces poètes, à en juger par lui, étaient en effet des ames orphelines, sans parens directs en littérature française. Hormis M. de Châteaubriand, qui encore ne les reconnaissait pas bien authentiquement, je n’en vois guère de qui ils se seraient réclamés. Oui, dans cette muse si neuve qui m’occupe, je crois voir, à la restauration, un orphelin de bonne famille qui a des oncles et des grands-oncles à l’étranger (Dante, Shakspeare, Klopstock, Byron). L’orphelin, rentré dans sa patrie, parle avec un très bon accent, avec une exquise élégance, mais non sans quelque embarras et lenteur, la plus noble langue française qui se puisse imaginer. Quelque chose d’inaccoutumé, d’étrange souvent, arrête, soit dans la nature des conceptions qu’il déploie, soit dans les pensées choisies qu’il exprime. Les sources extérieures du talent poétique de M. de Vigny, si on les recherche bien, furent la Bible, Homère, du moins Homère vu par le miroir d’André Chénier, Dante peut-être, Milton, Klopstock, Ossian, Moore lui-même, mais tout cela plus ou moins lointain et croisé, tout cela surtout fondu et absorbé goutte à goutte dans une organisation concentrée, fine et puissante.

Les trois plus beaux poèmes de M. de Vigny, au jugement de M. Magnin[1] et au nôtre, Dolorida, Moïse, Éloa, assignent à sa noble muse des traits qui, dussent-ils ne plus se renouveler et se varier, sont ceux d’une immortelle. Son talent réfléchi et très intérieur n’est pas de ceux qui épanchent directement par la poésie leurs larmes, leurs impressions, leurs pensées. Il n’est pas de ceux non plus chez qui des formes nombreuses, faciles, vivantes, sortent à tout instant et créent un monde au sein duquel eux-mêmes disparaissent. Mais il part de sa sensation profonde, et lentement, douloureusement, à force d’incubation nocturne sous la lampe bleuâtre, et durant le calme adoré des heures noires, il arrive à la revêtir d’une forme dramatique, transparente pourtant, intime encore. Dans le poème d’Éloa, cette vierge-archange est née d’une larme que Jésus a versée sur Lazare mort, larme recueillie par l’urne de diamant des séraphins et portée aux pieds de l’Éternel, dont un regard y fait éclore la forme blanche et gran-

  1. Globe, octobre 1829.