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bout ; et, approchant son verre de son menton maigre et de sa grosse cravate, il dit d’une voix brève, claire et saccadée :

— Buvons à l’an trois cents de la république française !

Kléber se mit à rire dans l’épaule de Menou, au point de lui faire verser son verre sur un vieil aga, et Bonaparte les regarda tous deux de travers, en fronçant le sourcil.

Certainement, mon enfant, il avait raison, parce que, en présence d’un général en chef, un général de division ne doit pas se tenir indécemment, fût-ce un gaillard comme Kléber ; mais eux, ils n’avaient pas tout-à-fait tort non plus, puisque Bonaparte, à l’heure qu’il est, s’appelle l’Empereur et que tu es son page. »
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En effet, dit le capitaine Renaud en reprenant la lettre de mes mains, je venais d’être nommé page de l’empereur en 1804. — Ah ! la terrible année que celle-là ! de quels événemens elle était chargée quand elle nous arriva, et comme je l’aurais considérée avec attention, si j’avais su alors considérer quelque chose ! Mais je n’avais pas d’yeux pour voir, pas d’oreilles pour entendre autre chose que les actions de l’Empereur, la voix de l’Empereur, les gestes de l’Empereur, les pas de l’Empereur. Son approche m’enivrait, sa présence me magnétisait. La gloire d’être attaché à cet homme me semblait la plus grande chose qui fut au monde, et jamais un amant n’a senti l’ascendant de sa maîtresse avec des émotions plus vives et plus écrasantes que celles que sa vue me donnait chaque jour. L’admiration d’un chef militaire devient une passion, un fanatisme, une frénésie qui font de nous des esclaves, des furieux, des aveugles. Cette pauvre lettre que je viens de vous donner à lire ne tint dans mon esprit que la place de ce que les écoliers nomment un sermon, et je ne sentis que le soulagement impie des enfans qui se trouvent délivrés de l’autorité naturelle, et se croient libres parce qu’ils ont choisi la chaîne que l’entraînement général leur a fait river à leur cou. Mais un reste de bons sentimens natifs me fit conserver cette écriture sacrée, et son autorité sur moi a grandi à mesure que diminuaient mes rêves d’héroïque sujétion. Elle est restée toujours sur mon cœur, et elle a fini par y jeter des racines invisibles, à mesure que le bon sens a dégagé ma vue des nuages qui les couvraient alors. Je n’ai