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les chants de M. Dessauer par une belle matinée d’avril, lorsqu’il fait grand soleil ; car, à moins que vous n’ayez en vous cette force expansive dont certains hommes doués s’enveloppent comme d’un manteau pour se soustraire, pendant leurs heures de travail, à l’action du dehors, vous ne les comprendrez pas. Attendez un jour de pluie ou de vent froid, et lorsque les nuages se croiseront au ciel, lorsque les grands tilleuls du jardin secoueront leurs branches avec tristesse, commencez votre élégie, et vous verrez quel orchestre merveilleux est la nature, et combien il est important, pour l’homme qui chante avec son ame plus encore qu’avec sa voix, de s’accorder toujours sur cet orchestre. — Je connus autrefois le marquis d’Op…, vieux gentilhomme provençal, qui avait pour coutume de se soumettre, dans ses études, à toutes les variations du temps, à tous les caprices de la saison. Il réglait sa vie comme on règle sa montre, au soleil. Resté veuf de bonne heure, et sans enfans, dernier rejeton d’une famille autrefois puissante et nombreuse, il se tenait loin du monde qui l’entourait, pour obéir à certaines lois rigoureuses d’une fierté patricienne qui n’est plus guère dans nos mœurs aujourd’hui. La lecture était la seule occupation de sa vie ; mais aussi, comme il entendait ce dernier plaisir d’une vieillesse saine et robuste ! comme il avait tout calculé pour faire de la lecture une jouissance exquise, une volupté choisie et presque sensuelle ! Il lisait toujours, soit qu’il fût dans sa chambre, le corps étendu sur un large fauteuil de moire jaune, ses pieds dans de bonnes pantoufles ; soit qu’il se promenât, frais et rose, et poudré, le long de ses vastes moissons, à l’ombre de ses mûriers. Chaque matin, avant de prendre le livre de la journée, il ouvrait la fenêtre, et demandait conseil à la nature ; il observait le ciel avec attention, et, selon que le vent soufflait du nord ou du sud, il emportait avec lui tel volume plutôt que tel autre. Le soleil agissait sur les livres de sa bibliothèque comme sur la terre des prés ; il y en avait qui sortaient aux premiers rayons de mai, en même temps que les bluets et les marguerites du jardin, d’autres qui, pour montrer le bout de leur nez, attendaient la vigne mûre et les longs soirs d’automne. Pendant les froides nuits d’hiver, il arrivait souvent au marquis de s’enfermer seul dans sa chambre, comme pour une œuvre d’alchimie ; et là, tandis que le vent gé-