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Mozart, même dans un moment d’extase et d’inspiration ? J’avais la partition de Don Juan, je l’étendis sur le pupitre et me mis en devoir d’en lire quelques pages ; mais plus j’avançais, plus je me sentais absorbé tout entier par cette musique idéale ; et bientôt je m’arrêtai, car je vis qu’un tel œuvre n’est pas fait pour vous aider à en comprendre un autre, quel qu’il soit ; qu’une chose ne peut être à la fois le but et le moyen ; qu’en face de Don Juan, il faut s’en tenir à Don Juan, et chercher à pénétrer par l’opération de son intelligence dans cet autre univers. Ce n’est pas avec Don Juan qu’on peut élever l’ame à la hauteur d’un spectacle quelconque ; avec Don Juan on doit s’estimer bienheureux si on élève l’ame à la hauteur de Don Juan. C’est le caractère de tout œuvre noble et vraiment grand d’être en soi, et de se creuser sous le regard qui le sonde, au point d’en absorber en lui toute la profondeur et de l’empêcher d’être distrait par toute autre lumière. Alors je pensai à la Marguerite au rouet, ce poème si frais et si mélancolique que Goëthe a placé dans cet autre poème immense appelé Faust, comme une topaze de prix dans les flancs d’une montagne. Je pensai aussi à la Religieuse, mélodie imposante et solennelle, et qui perd tant de son effet à être ainsi chantée, traduite en une pauvre langue française. Mais je n’avais pas là, sous ma main, le cahier de Schubert ; j’étais venu à la campagne pour philosopher et courir les plaines à cheval à mes heures de loisir, et non pour chanter ainsi au clair de lune. J’avais bien là Platon, Spinosa, Herder, et cent autres noms glorieux qu’il est aujourd’hui de si mauvais ton de citer en l’air et à tout propos. Mais, Dieu merci, ce n’était ni de Platon ni de Spinosa qu’il s’agissait pour moi à cette heure, et pour la moindre chanson allemande j’aurais donné les mondes des philosophes d’Athènes et d’Amsterdam. Je m’écriais, comme le roi Richard, désarçonné à la bataille de Bosworgh :

Un cheval ! un cheval ! mon royaume pour un cheval !

L’ame de l’homme est bien la plus capricieuse fée que je connaisse ; mettez-la dans un lieu de concerts, environnez-la de bruit et de sons ; que les cent bouches de cuivre d’un orchestre immense répandent sur elle un fleuve d’harmonie, et vous la verrez souvent demeurer triste et pensive, et toutes ces vibrations extérieures