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VOYAGE EN NORWÉGE.

qui, dans sa colère éternelle, fouettait et dévorait ses parois de granit. Le cratère d’un volcan plein de laves n’en donne qu’une idée imparfaite ; c’est une image vivante de l’enfer, c’est-à-dire d’un tourment et d’une rage inextinguibles. Tout corps précipité dans cette fournaise, serait broyé en atomes et réduit en molécules impalpables, comme la toile ou la laine sous les marteaux d’une papeterie. Pour arriver, en longeant l’abîme, jusqu’au sommet élevé d’où l’eau se précipite, on suit un sentier très dangereux, que je ne conseille à personne de prendre, l’ayant essayé moi-même ; le peintre m’y suivit, l’officier demeura au bord. À peine eûmes-nous fait cent pas, qu’il fallut ôter nos chaussures, et nous accrocher, avec les doigts de nos pieds, dans des fissures de roc qui n’avaient que quelques pouces de large. En même temps que nous nous tenions cramponnés avec les mains à quelques rares touffes de bruyère, et c’était notre seul point d’appui sur une paroi glissante, inclinée de quarante-cinq degrés, je songeai à ma mère, et me repentis d’être allé si avant ; mais le danger était trop grand pour se retourner : il fallut aller jusqu’à un passage plus facile, et là, pensant en avoir assez fait pour notre gloire, nous revînmes sur nos pas, et touchâmes le terrain plat avec la joie du nautonnier échappé à la tempête. Ce sentier s’appelle le Chemin de Marie. Il a sa légende, comme la plupart des passages dangereux des Alpes. Une jeune fille de Gousta-Thal était fiancée à un pâtre des vallées supérieures ; les amans étaient obligés, pour se voir, de passer par ce sentier périlleux ; et pour que leur danger fût égal, ainsi que leur amour, chacun à son tour devait le franchir pour aller au rendez-vous. Marie, après avoir attendu long-temps le jeune berger, prit le parti d’aller le chercher au-delà du sentier, quoique ce ne fût pas son jour. Arrivée à l’endroit le plus difficile, elle vit son amant face à face avec un ours, qui, cramponné au rocher avec ses griffes, était déterminé à ne pas céder le passage. Ces trois personnages se regardèrent quelque temps, sans bouger, avec l’anxiété de gens qui sentent que leur vie ne tient qu’à un fil. L’ours se décida le premier ; il avança lourdement une patte, puis une autre, et s’approcha du jeune homme, pensant le renverser par sa masse ; celui-ci tira son couteau, et s’accrochant d’une main