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pense point que la civilisation ait tout énervé, je vois qu’elle a tout masqué. J’avoue que c’est un bien, et j’aime le caractère contenu de notre époque. Dans cette froideur apparente il y a de la pudeur, et les sentimens vrais en ont besoin. Il y entre aussi du dédain, bonne monnaie pour payer les choses humaines. Nous avons déjà perdu beaucoup d’amis, dont la mémoire vit entre nous, vous vous les rappelez, ô mes chers compagnons d’armes ! les uns sont morts par la guerre, les autres par le duel, d’autres par le suicide, tous hommes d’honneur et de ferme caractère, de passions fortes et cependant d’apparence simple, froide et réservée. L’ambition, l’amour, le jeu, la haine, la jalousie, les travaillaient sourdement, mais ils ne parlaient qu’à peine et détournaient tout propos trop direct et prêt à toucher le point saignant de leur cœur. On ne les voyait jamais cherchant à se faire remarquer dans les salons par une tragique attitude ; et si quelque jeune femme, au sortir d’une lecture de roman, les eût vus tout soumis et comme disciplinés aux saints en usage et aux simples causeries à voix basse, elle les eût pris en mépris, et pourtant ils ont vécu et sont morts, vous le savez, en hommes aussi forts que la nature en produisit jamais. Les Caton et les Brutus ne s’en tirèrent pas mieux tout porteurs de toges qu’ils étaient. Nos passions ont autant d’énergie qu’en aucun temps, mais ce n’est qu’à la trace de leurs fatigues que le regard d’un ami peut les reconnaître. Les dehors, les propos, les manières ont une certaine mesure de dignité froide qui est commune à tous et dont ne s’affranchissent que quelques enfans qui se veulent grandir et faire voir à toute force. À présent la loi des mœurs, c’est la convenance.

Il n’y a pas de passions où les froideurs des formes du langage et des habitudes contrastent plus vivement avec l’activité de la vie que la profession des armes. On y pousse loin la haine de l’exagération, et l’on dédaigne le langage d’un homme qui cherche à outrer ce qu’il sent ou à attendrir sur ce qu’il souffre. Je le savais et je me préparais à quitter brusquement le capitaine Renaud, lorsqu’il me prit le bras et me retint.

— Avez-vous vu ce matin la manœuvre des Suisses ? me dit-il ; c’était assez curieux. Ils ont fait le feu de chaussée en avançant avec une précision parfaite. Depuis que je sers, je n’en avais pas