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REVUE DES DEUX MONDES.

TRIFFINE.

Hélas ! ma fille, que voulez-vous que je fasse ? S’ils veulent me perdre, je suis perdue. Et c’est mon frère Kervoura, mon frère ! ô mon Dieu ! que lui ai-je fait ? que lui ai-je fait ?

LA FILLE DE CHAMBRE.

Hâtez-vous, hâtez-vous, puisque vous en avez encore le temps. Changez vos vêtemens, prenez un simple habit de paysanne et vous pourrez sortir du palais comme une servante. — Voici une jupe et un corset. Habillez-vous avec courage et sauvez-vous ; — et au nom de Jésus-Christ, ne dites pas un mot de moi, car, s’ils savaient ce que je fais, ils me tueraient.

TRIFFINE, quittant ses vêtemens.

Voici le triste habit que prennent les reines ! Voici la toile qui couvre les princes ! Que Dieu me soit en aide, puisqu’il faut que je les quitte ; puisqu’il faut vous dire adieu, noblesse et couronne ! — Oh ! mon Dieu ! sortir seule ainsi ! une femme ! la nuit ! Oh ! que j’ai peur !

LA FILLE DE CHAMBRE.

Maîtresse, il est temps de fuir, le terme fatal approche. Je voudrais pouvoir vous conduire sur le chemin et vous consoler ; mais le roi des anges est un bon pasteur ; invoquez-le dans les dangers,

TRIFFINE, en pleurant.

Ceci est le départ d’une femme pure qui, du rang de reine, est tombée à la condition d’une pauvre fille. — Adieu donc à mes douces habitudes, adieu à mes pompes, adieu à ma royauté ! (Elle embrasse les portes et les murs.) Adieu au palais de mon époux, adieu à mon crucifix d’or, qui recevait mes confidences de joie ; maintenant les croix de pierre des carrefours seront baignées de mes larmes.

Triffine sort ; elle marche long-temps dans la nuit, comme une femme qui va à la mort, aussi frissonnante que les feuilles des buissons. Toujours, derrière elle, elle croit entendre des voix qui crient : Triffine ! Triffine !… Et quand le bruit des traquets des moulins s’élève dans la vallée, elle se penche pour écouter si ce n’est pas le galop des cavaliers qui la poursuivent. Souvent, au milieu de la nuit, il lui semble qu’il passe dans l’air des rumeurs, que des flammes scintillent au loin sur les bruyères. Alors elle se dit : — Ce sont les courils qui dansent, et elle presse le pas, tout éperdue. D’autres fois, elle entend de grands coups qui font retentir les pierres blanches des doués dans les prairies, et elle se dit encore : — Ce sont les lavandières de nuit qui lavent leurs draps mortuaires ; et elle court plus pâle et plus éperdue, elle marche ainsi jusqu’au