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la terre et l’homme se serrèrent le plus étroitement les liens d’une mutuelle alliance ; mais par l’erreur d’une reconnaissance aveugle, cette terre, que l’humanité s’était d’abord contentée de soumettre à la culture, devint bientôt l’objet de son culte. Alors la matière vint à peser de tout son poids sur l’homme idolâtre. Le peuple fut la victime que les castes royales et sacerdotales offrirent en sacrifice à la nature divinisée. Il sua la sueur et le sang pour pétrir le limon du Nil, pour tirer de ses carrières des blocs de pierre et de marbre, et pour tailler les montagnes de ses rives en statues et en temples. Le culte de la matière était partout, avait tout envahi ; le culte de l’intelligence restait étroitement confiné dans le sanctuaire. Il était temps que l’enceinte sacrée s’écroulât, et que la science s’en échappant répandît enfin parmi le peuple d’Égypte et parmi les autres peuples l’initiation de ses mystères. Alors Dieu envoya Cambyse pour détruire la civilisation égyptienne, appareil social merveilleusement propre à assurer les premiers pas de l’humanité, mais trop inflexible pour se prêter désormais à son développement et à l’essor de ses forces croissantes. Déjà Moïse avait délivré par la fuite ceux de sa race : le reste fut affranchi par l’épée de Cambyse. Assez long-temps l’histoire a pleuré sur les ruines de Thèbes et de Memphis. Pour nous, tout en admirant le grandiose de la théocratie égyptienne, reconnaissons le doigt de Dieu dans les ravages de ce conquérant, instrument aveugle, qui vint libérer du joug sacerdotal les castes populaires, et émanciper la pensée humaine en détruisant les temples qui la tenaient captive, comme le fléau du moissonneur brise la paille et dégage le grain de l’épi qui l’enserre.

Toutefois, à l’invasion de Cambyse, la vallée du Nil perdit en richesses et en splendeur tout ce que l’humanité gagna en intelligence et en liberté. La lutte des Égyptiens contre les étrangers apporta dès-lors un obstacle continuel aux grandes entreprises, et causa la ruine du petit nombre d’ouvrages échappés à la hache du conquérant. Les Perses sentirent pourtant la nécessité de réparer les digues qui fermaient au Nil l’entrée du fleuve sans eau, et Darius même, pour diriger plus promptement les grains d’Égypte sur ses états d’Asie, acheva le canal