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plus qu’avec peine à travers cette tempête. Je fus obligé de m’envelopper la tête, et, tournant le dos au vent, de chevaucher face en arrière sur mon impassible monture. Il me semblait avoir du feu sur les yeux. J’eus l’imprudence de les couvrir d’un bandeau mouillé, et, quand je le retirai, telle fut l’impression de la chaleur sur mes paupières humides, que, pendant une demi-heure, je craignis de devenir aveugle. Enfin, vers le soir, nous atteignîmes El-Hatfeh. Cinq ou six mille fellahs travaillaient à la barre qu’on élève tous les ans avant l’inondation, pour empêcher le canal de déborder et de renverser la digue qui sépare le lac Madieh du lac Maréotis. Cette solution de continuité interrompait la navigation, et l’on transportait dans les barques du Mahmoudieh les cargaisons des barques du Nil. Les boues du barrage fourmillaient de travailleurs, le canal d’embarcations de toute espèce, les quais et la petite ville de portefaix, d’ânes, de chameaux, et tout cela se pressait et s’agitait comme les vagues du désert sous le souffle du khamsyn. Mais un autre spectacle m’attendait, qui absorbait déjà ma pensée. Je courus, j’arrivai avant la nuit ; je vis le Nil.

Un grand fleuve, dans son écoulement perpétuel et irrésistible, n’est-il pas une image terrestre du temps ? et cette image n’acquiert-elle pas une rigoureuse exactitude, quand il s’agit du Nil ? Remonter le Nil, n’est-ce pas retourner dans le passé ? n’est-ce pas se reporter à l’origine des sociétés, à la source des choses humaines ? Et pourtant, quand on le voit, ce grand Nil, toute son histoire antique s’oublie d’abord par l’intérêt de son actualité. Ce fut le lendemain (car je m’étais embarqué à la nuit) que je pus admirer à loisir l’éternelle jeunesse qui verdoie sur ses rives. Quoiqu’à l’époque des plus basses eaux, il coulait encore aussi large que la Loire, et poursuivait son cours sinueux à travers l’abondance qu’il avait fait naître. Le foin, le riz, la canne à sucre, le coton, le tabac, l’indigo, le henneh[1], embaumaient l’air de leurs parfums, et variaient la colorisation du sol plus diapré qu’un tapis de Perse. Les échappées qui semblaient ménagées à

  1. Arbrisseau cultivé surtout dans le Delta. C’est avec ses feuilles, réduites en pâte, que les femmes d’Orient se teignent de rouge orangé les ongles et la paume des mains.