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MATTEA.

tendit les bras, et lui pardonna de tout son cœur. Après le premier mouvement de tendresse, il en vint aux reproches et aux lamentations ; mais dès qu’il fut au courant de la face qu’avait prise la destinée de Mattea, il se consola, et voulut aller sur-le-champ dans le port voir son gendre et la soie blanche qu’il apportait. Pour acheter ses bonnes grâces, Timothée la lui vendit à un très bas prix, et n’eut point lieu de s’en repentir, car M. Spada, touché de ses égards, et frappé de son habileté dans le négoce, ne le laissa point repartir pour Scio sans avoir reconnu son mariage, et sans l’avoir mis au courant de toutes ses affaires. En peu d’années, la fortune de Timothée suivit une marche si heureuse et si droite, qu’il put rembourser la somme que son cher Abul lui avait prêtée, mais il ne put jamais lui en faire accepter les intérêts. M. Spada, qui avait un peu de peine à abandonner la direction de sa maison, parla pendant quelque temps de s’associer à son gendre ; mais enfin Mattea étant devenue mère de deux beaux enfans, Zacomo, se sentant vieillir, céda son comptoir, ses livres et ses fonds à Timothée, en se réservant une large pension, pour le paiement régulier de laquelle il prit scrupuleusement toutes ses sûretés, en disant toujours qu’il ne se méfiait pas de son gendre, mais en répétant ce vieux proverbe des négocians : Les affaires sont les affaires.

Timothée, se voyant maître de la belle fortune qu’il avait attendue et espérée, et de la belle femme qu’il aimait, se garda bien de laisser jamais soupçonner à celle-ci combien ses vues dataient de loin. En cela, il eut raison. Mattea crut toujours de sa part à une affection parfaitement désintéressée, née à l’île de Scio, et inspirée par son isolement et ses malheurs. Elle n’en fut pas moins heureuse, pour être un peu dans l’erreur. Son mari lui prouva toute sa vie qu’il l’aimait encore plus que son argent, et l’amour-propre de la belle Vénitienne trouva son compte à se persuader que jamais une pensée d’intérêt n’avait trouvé place dans l’ame de Timothée à côté de son image. Avis à ceux qui veulent savoir le fond de la vie, et qui tuent la poule aux œufs d’or pour voir ce qu’elle a dans le ventre ! Il est certain que si Mattea, après son mariage, eût été déshéritée, Timothée ne l’aurait pas moins bien traitée, et probablement il n’en eût pas ressenti la moindre humeur ; les hommes comme lui ne font pas souffrir les autres de leurs revers, car il