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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

dulgente dans les lèvres ; cette tête, qui est à la fois celle d’un héros et celle d’un saint, m’apparaît dans mes rêves à côté de la face austère et terrible du grand La Mennais. Ici le front est un mur raide et uni, une table d’airain, siége d’une vigueur indomptable, et sillonnée, comme celle d’Éverard, entre les sourcils, de ces incisions perpendiculaires qui appartiennent exclusivement, dit Lavater, à des gens d’une haute capacité, qui pensent sainement et noblement. La chute rigide du profil, et l’étroitesse anguleuse de la face, conviennent sans aucun doute à la probité inflexible, à l’austérité cénobitique, au travail incessant d’une pensée ardente et vaste comme le ciel. Mais le sourire qui vient tout d’un coup humaniser ce visage change ma terreur en confiance, mon respect en adoration. Les voyez-vous se donner la main, ces deux hommes d’une constitution si frêle, qui ont paru cependant comme des géans devant les Parisiens étonnés, lorsque la défense d’une sainte cause les tira dernièrement de leur retraite, et les éleva sur la montagne de Jérusalem pour prier et pour menacer, pour bénir le peuple et pour faire trembler les pharisiens et les docteurs de la loi jusque dans leur synagogue ?

Moi je les vois sans cesse, quand j’erre, le soir, dans les vastes chambres obscures de ma maison déserte. Je vois derrière eux Lavater avec son regard clair et limpide, son nez pointu, indice de finesse et de pénétration, sa ressemblance ennoblie avec Érasme, son geste paternel et sa parole miséricordieuse et fervente. Je l’entends me dire : « Va, suis-les, tâche de leur ressembler, voilà tes maîtres, voilà tes guides ; recueille leurs conseils, observe leurs préceptes, répète les formules saintes de leurs prières. Ils connaissent Dieu, ils t’enseigneront ses voies. Va, mon fils, que tes plaies se guérissent, que tes blessures se ferment, que ton ame soit purifiée, qu’elle revête une robe nouvelle, que le Seigneur te bénisse et te remette au nombre de ses ouailles. »

Et puis, je vois passer aussi des fantômes moins imposans, mais pleins de grâce ou de charme. Ce sont mes compagnons, ce sont mes frères. C’est vous surtout, mon cher Frantz, que je place dans un tableau inondé de lumière, apparition magique qui surgit dans les ténèbres de mes soirées méditatives. À la lueur des bougies, à travers l’auréole d’admiration qui vous couronne et vous en-