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indigène, née du sol et de la nation, a revêtu de formes mûres et arrêtées ce fonds commun d’idées supérieures qui défraie successivement toutes les littératures. Il faut donc les juger ces hommes, et les plus illustres de tous, Érasme, au point de vue purement historique ; il faut leur tenir compte de ce qu’ils ont préparé encore plus que de ce qu’ils ont fait, et de leurs exhumations bien plus que de leurs créations.

Jusqu’à Luther, la plus grande partie des travaux d’Érasme avait été littéraire. Les querelles religieuses le vinrent surprendre au milieu d’études de philologie sacrée et profane ; car les lettres alors, et comme on les appelait, les bonnes lettres, c’était l’étude simultanée du sens de l’antiquité et des Écritures. Érasme avait déjà plus de quarante ans, et en avait employé vingt-cinq à des travaux de grammaire, de lexicologie, d’organisation des études, et, çà et là, de polémique littéraire anti-barbare[1], comme il la qualifiait, contre l’ignorance et l’esprit de jalousie des moines. Quand il fut envoyé à l’école de Deventer, fondée par le célèbre Rodolphe Agricola, c’était encore de l’hérésie que de toucher aux lettres grecques. De mauvais traités, écrits dans un patois latin, avec des divisions et des subtilités à la manière de Thomas et de Scot ; une rhétorique qui préparait les jeunes gens à déraisonner avec tous les appareils du raisonnement ; et pour surcroît de mal, nul auteur ancien qui pût leur redresser le sens ; c’était là toute l’instruction publique en Allemagne et en Hollande, en France et en Angleterre. L’Italie, alors échappée à la barbarie, méprisait toute l’Europe occidentale, et, comme au temps de l’ancienne Rome, qualifiait de barbare tout ce qui vivait au-delà des Alpes. On ne connaissait pas alors cette solidarité intellectuelle entre les nations qui fait que la plus avancée cherche à faire partager, sinon même à imposer aux autres le bienfait de sa civilisation littéraire. L’Italie gardait ses richesses pour elle, et comme il arrive, les corrompait déjà par sa prétention à les comprendre toute seule et par le ridicule orgueil de l’initiateur qui perd le sens de ses propres mystères. Cependant des Allemands avaient pénétré dans le sanctuaire, et avaient rapporté quelques livres

  1. Antibarbarorum liber primus.