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rieuse vie d’Érasme. Cet homme, à la fois auteur et compositeur d’imprimerie, voulant économiser le temps qu’il eût mis à écrire ses livres, prenait dans la casse d’imprimerie et rangeait dans la forme les lettres qui devaient servir à ses phrases, et publiait en quelque sorte dans le même moment qu’il composait. Ainsi faisait Érasme. Tout ce qu’il a pensé, il l’a écrit, et il l’a écrit à l’instant même où il l’a pensé. Sa phrase, à peine jetée sur le papier, ne lui appartenait plus ; un ouvrier de Froben la lui venait prendre, et la portait tout humide sous la presse. Une publicité dévorante forçait l’écrivain polémique à une incroyable rapidité de travail, et lançait dans le monde ses impressions informes, que les amis et les ennemis jugeaient ensuite comme des opinions réfléchies. Érasme se liait ainsi, dans le présent et dans l’avenir, par des idées du moment, par des chaleurs de tête que la réflexion aurait calmées, que sais-je ? par des malaises d’esprit et des exagérations de composition, dont l’écriture, qui ne périt point, — scripta manent, — faisait, malgré lui, des jugemens médités et invariables. Et comme il touchait à tout, qu’il croyait un peu à tout avant de douter de tout, qu’il variait dans les détails, selon les variations des évènemens qui font flotter les plus fermes, on ne manquait pas de crier à la contradiction, quoique cette contradiction fût dans les mots et non dans les choses, et plus souvent dans les faits au milieu desquels vivait Érasme que dans Érasme lui-même.

À ce compte, quel homme public ne s’est pas contredit ? Supposez que l’homme le plus sûr de lui-même, le plus logique, le plus un dans les actes de sa vie publique, eût sans cesse à côté de lui un témoin invisible qui épiât toutes ses pensées, qui prît note de tout ce qui se passerait en lui entre chacun de ces actes, qui marquât toutes ces lacunes où l’homme public n’est en présence que de lui-même, et que ce témoin en écrivît et en dévoilât l’histoire, croyez-vous qu’on n’y trouverait pas bien des contradictions, et que l’unité extérieure de cet homme ne ferait pas ressortir plus vivement la condition d’incertitude et d’inconséquence qui est attachée à notre nature ? Supposez maintenant ce même homme doué d’une intelligence supérieure et impartiale, supérieure, comme il est donné à l’homme de l’être, c’est-à-dire avec des