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qui tous ceux de son temps gravitent naturellement, comme vers le pôle de la science et de l’intelligence contemporaines, et dont le temps et l’esprit sont devenus une sorte de propriété publique. Je me hâte de préciser ce que j’entends par le mot beaucoup, afin que quelque homme de génie de notre époque ne mesure pas son importance sur quelques ports de lettres par semaine, ou sur le nombre des billets de remerciemens qu’il écrit à ses admirateurs. Beaucoup, ce serait la part de Cicéron, de Voltaire et d’Érasme. Toute la philosophie du xviiie siècle a convergé vers Voltaire ; toute la renaissance littéraire et religieuse de l’Europe occidentale, au xvie siècle, a convergé vers Érasme. Un certain aimant d’idées et de croyances, positives ou négatives, faisait incliner leur époque de leur côté. Toute formule venait d’eux ; leurs contemporains avaient des tendances plus ou moins obscures ; c’est par eux que ces tendances étaient traduites dans un langage populaire. Les grands hommes sont ceux qui disent ce que tout le monde sait ; mais ce savoir est confus, vague, inarticulé ; leur gloire est d’en créer la langue, et, en la formulant, d’en faire un ensemble de croyances irrésistibles.

Dans cette incertitude des consciences qui accompagna, qui favorisa les commencemens de la réforme, tous les contemporains d’Érasme se tournèrent vers lui. Chacun sentait en soi un certain renouvellement d’idées dont il ne pouvait se rendre compte par des mots ; ces mots, il les demandait à l’homme qui paraissait avoir la plus parfaite intelligence de la chose, et qui déjà, dans quelques détails, avait prouvé qu’il savait mettre le doigt sur le malaise dont l’époque était tourmentée. Tout le monde savait, ceux-ci confusément, ceux-là avec un mélange de bonne foi et d’intérêt personnel, tous avec une impatience souffrante, qu’il se passait quelque chose de nouveau dans le monde ; mais personne ne pouvait préciser ce que c’était. Ce fut le rôle d’Érasme d’éclaircir les pressentimens et les désirs de chacun, de trouver un langage pour cette universelle espérance qui emportait les esprits vers un avenir inconnu. Pendant un moment, il tint, pour ainsi dire, toutes les consciences dans sa main, et il arrêta sur le terrain d’une opinion moyenne, mi-partie de critique et de croyance, ces innombrables esprits qui se sentaient entraînés vers l’incrédulité inactive ou vers