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le navire est au port. Il rassembla nos bâtons épars, et les déposa religieusement dans une cachette à lui connue ; idée prévoyante du vieux guide qui dans un mois recommencera ce même trajet.

On alluma un grand feu, quoiqu’il ne fît pas très froid ; mais nous nagions dans l’abondance, nous avions le bois et l’eau à discrétion ! Le maté et les cigarres passèrent à la ronde ; les tamangos furent déchirés et jetés dans le torrent, et on se disposa à faire la sieste si long-temps interrompue. Les guides et les péons furent expédiés en avant pour avertir les muletiers établis en hivernage à la Guardia, à deux lieues de là, de venir nous prendre. Nous allions donc mettre sur le dos des mules cette lourde selle, ce recado qui nous pesait tant sur les épaules. Je restai seul avec le courrier.

À cet aspect de printemps, je me sentais renaître : des oiseaux chantaient en bâtissant leurs nids dans des buissons à moitié couverts de feuilles : en face de nous, une belle cascade se précipitait du sommet de la montagne ; le torrent murmurait à nos pieds : les fleurs de septembre commençaient à s’épanouir, et de toutes parts surgissaient de larges plantes grasses, épineuses, chargées de boutons rouges dressés en plumet. Mon ami le courrier dormait paisiblement, mais j’étais trop singulièrement ému pour pouvoir l’imiter. Cette existence brutale avait endormi en moi mille pensées actives qui s’éveillèrent brusquement : il y avait un an qu’à pareil jour, à pareille heure, j’avais quitté la France ; et j’allais toujours en m’éloignant d’elle. Que se passait-il là-bas ? La reverrais-je cette France vers laquelle tant de regards, tant de vœux se dirigent de tous les points du globe ?

Pourquoi donc cette nature animée, joyeuse, pourquoi donc le chant des oiseaux, ce soleil bienfaisant, ce calme profond me plongeaient-ils de plus en plus dans une invincible tristesse ? C’est qu’il me manquait quelqu’un à qui communiquer mes sensations ; je tirai de ma malle un petit volume de Lamartine, seul livre sauvé du naufrage, mon fidèle compagnon pendant trois années de voyages, puis j’allai m’asseoir bien loin sur une éminence d’où je doublais mon horizon. L’auteur des Méditations était alors en Palestine : il ne se doutait guère que tandis qu’il franchissait les déserts de l’Orient, un