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PASSAGE DES ANDES.

pouvoir allumer de feu dans la cabane, et songer que si la tourmente dure, on n’a cependant plus que trois jours de vivres ! Pedro parlait, pour nous donner courage, d’un de ses amis qui resta six jours sans boire ni manger, sans feu ni lumière, au fond d’une casucha.

Mais tout alla bien : la tourmente s’apaisa promptement. Dès minuit nous fûmes en marche : cette fois nous allions plus vite ; il y avait une grande émulation parmi nous ; mais un obstacle imprévu retarda la troupe malgré son zèle et son ardeur ; avec leur étrange manie de cheminer dans les ténèbres, les guides s’étaient complètement égarés. Ils nous conduisirent au pied d’une véritable muraille, si raide, si escarpée, si luisante de glace, qu’on eût cru impossible de la franchir sans échelle. Il fallut attendre le jour en luttant contre le sommeil, car celui qui s’endort sur cette neige fatale peut bien ne se réveiller jamais. Après deux heures de la plus longue faction par un froid cruel, les guides se mirent à pratiquer un escalier à l’aide de leurs couteaux ; travail lent et pénible, travail de prisonnier qui veut à tout prix sortir de son donjon. Si le premier qui se hasarda à escalader cette muraille eût été saisi d’un vertige, si son bâton se fût brisé, si le pied lui eût glissé, il entraînait dans sa chute tout le reste de la troupe, et nous roulions avec armes et bagages au fond du ravin. La prudence exigeait de passer l’un après l’autre, mais c’était à qui ne resterait pas le dernier.

Enfin nous aperçûmes à l’horizon les arbres, la vigne verte aussi douce à nos yeux que le rivage à ceux des matelots. Nous nous élançâmes joyeusement au pas de course, trébuchant parfois, nous heurtant aux pierres du sentier, mais alertes et légers comme si nous avions déjà foulé sous nos tamangos cette terre promise. Avec nos barbes longues et sales, nos visages bronzés par le froid, et nos étranges costumes de laine et de peaux, on nous eût pris pour l’avant-garde d’une horde de barbares se précipitant comme une avalanche du haut de leurs montagnes vers des plaines long-temps convoitées. Un seul d’entre nous restait en arrière, conservant sa gravité et son calme habituel : c’était Pedro, inaccessible à cette joie puérile ; c’était le pilote qui n’a plus rien à faire quand