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PASSAGE DES ANDES.

Nous étions arrivés au plus pénible du voyage. Qu’on se figure une montagne tellement perpendiculaire, qu’on ne peut au juste en distinguer la cime ; et il faut entreprendre cette ascension la nuit, encore sous l’influence d’un sommeil agité, quand, au premier contact de l’air, on sent ses membres se raidir. Il me parut inutile de chercher un sentier ; j’attaquai au hasard la gigantesque colline. Après une heure de marche, je m’arrêtai pour être sûr que mes compagnons suivaient mes traces : mais mon regard ne pouvait percer l’obscurité ; seulement il m’arrivait des voix échelonnées ; ce devait être les pauvres péons criant pour qu’on les attendît. La fatigue commençait à se faire sentir, mais il fallait monter toujours, sans relâche : souvent je me trouvais en face d’un roc tout noir, lisse et pointu, qui m’obligeait de rétrograder ou de marcher horizontalement le long de l’abîme. Je sentis bientôt que j’entrais dans un nuage, ou plutôt qu’un nuage s’abaissait sur ma tête ; à la clarté du crépuscule, je le vis descendre dans la vallée, enveloppant de vapeurs épaisses le reste de la bande. Alors je ne distinguais plus personne, seulement j’entendais le bruit du bâton ferré sur la glace. Un autre défilé s’ouvrait à la droite, aussi encombré de neige, aussi sauvage que celui que nous avions traversé la nuit. Depuis trois heures je grimpais ainsi ; le sommeil m’accablait, je me laissais choir de fatigue, mais il me revenait à l’esprit qu’il est mortel de s’endormir en pareille circonstance, je broyais la neige sous mes dents, je me frottais le visage sur le verglas pour me tenir éveillé. Une fois, entre autres, je me surpris un pied seul appuyé, l’autre jambe pendante, les mains jointes autour du bâton, et si horriblement exténué, que j’avais perdu tout sentiment de danger ; ma raison s’égarait dans des rêves fantastiques. Tout à coup, une de mes mains venant à lâcher prise, je me redressai en sursaut, et je recommençai machinalement à avancer. Cela dura jusqu’au jour. J’avais pris une fausse route ; au lieu de suivre le sentier indiqué par la nature des lieux, j’avais perdu un temps précieux et usé mes forces à escalader un roc inexpugnable, semé de pierres avec lesquelles je roulai plusieurs fois, en me meurtrissant les mains. On arrive à un tel degré d’épuisement, d’abnégation, qu’on ne sait plus où l’on va ; on marche au hasard, entraîné par une puissance inconnue, irrésistible, à laquelle on