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déjà tous prêts, chargés et équipés exactement comme la veille, dès qu’il fit assez jour pour se conduire. Des condors, attirés par l’odeur de notre repas, venaient des pics les plus escarpés de la grande chaîne se poser en sentinelles sur les rocs voisins. Leurs larges ailes semblaient s’agrandir encore à la lueur douteuse du crépuscule ; ils nous suivaient en décrivant un vaste cercle, de lentes spirales, dont nous étions le centre, comme s’ils eussent guetté une proie certaine. Cela nous donnait à songer quelle est la fin inévitable des malheureux qui ne peuvent atteindre l’autre côté des Andes.

Une troupe de plusieurs centaines de guanacos se montra dans l’éloignement. Communément ils descendent chaque soir vers les basses terres pour y chercher leur nourriture, mais il était évident que ceux-ci avaient passé la nuit dans cette vallée, tellement pleine de neige, que les buissons même ne s’apercevaient plus. À mesure que nous approchions, la troupe se mettait à défiler lentement, au petit pas, par deux ou trois, occupant ainsi l’espace de plus d’un mille ; le gros de la bande se déroulait peu à peu comme une ligne de sonde entraînée par le plomb. Un seul prit une route diamétralement opposée, et se dirigea vers nous, la tête haute, flairant sans doute l’ennemi qu’il ne distinguait pas : nous nous écartâmes pour le cerner, et le contraindre à se jeter dans la rivière, quand tout à coup il s’abattit et resta embarrassé entre les épines d’un arbrisseau, dont les branches, soutenant le poids de la neige à une certaine hauteur, formaient une véritable trappe. Je me pris à courir, mais deux grosses pierres me cachaient le même piége : je tombai rudement sur les genoux, et le guanaco se retira le premier, à travers des sentiers où aucun de nous n’eût pu l’atteindre, ni même le suivre, tandis que mes compagnons m’aidaient à sortir du trou où j’étais presque enterré. Ces accidens se renouvelèrent mainte fois, et retardaient considérablement notre marche.

Le soleil parut enfin, au moment où nous arrivions en face d’un nouveau défilé, borné à gauche par cette haute montagne volcanique, toujours couverte de neige, que j’avais si souvent contemplée de ma fenêtre. C’est le plus haut pic de la Cordillère dans ces parages, la cime dépasse de quelques centaines de pieds celle du Ténériffe. Il est vierge comme la Yung Frau : personne encore n’a