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m’enfermera peut-être, dit Mattea tristement. — On sera bien malin si on m’empêche de me moquer des gardiens, reprit Timothée. Je ne suis pas connu de cette princesse Gica ; si je me présente à vous, devant elle, n’ayez pas l’air de m’avoir jamais vu. Adieu, bon courage. Gardez-vous de dire à votre marraine que vous n’êtes pas venue directement de votre demeure à la sienne. Nous nous reverrons bientôt.

v.

Au lieu d’aller souper chez son actrice, Timothée rentra chez lui et se mit à rêver. Lorsqu’il s’étendit sur son lit, aux premiers rayons du jour, pour prendre le peu d’instans de repos nécessaire à son organisation active, le plan de toute sa vie était déjà conçu et arrêté. Timothée n’était pas, comme Abul, un homme simple et candide, un héros de sincérité et de désintéressement. C’était un homme bien supérieur à lui dans un sens, et peu inférieur dans l’autre, car ses mensonges n’étaient jamais des perfidies, ses méfiances n’étaient jamais des injustices. Il avait toute l’habileté qu’il faut pour être un scélérat, moins l’envie et la volonté de l’être. Dans les occasions où sa finesse et sa prudence étaient nécessaires pour opérer contre des fripons, il leur montrait qu’on peut les surpasser dans leur art sans embrasser leur profession. Ses actions portaient toutes un caractère de profondeur, de prévoyance, de calcul et de persévérance. Il avait trompé bien souvent, mais il n’avait jamais dupé ; ses artifices avaient toujours tourné au profit des bons contre les méchans. C’était là son principe, que tout ce qui est nécessaire est juste, et que ce qui produit le bien ne peut être le mal. C’est un principe de morale turque qui prouve le vide et la folie de toute formule humaine, car les despotes ottomans s’en servent pour faire couper la tête à leurs amis sur un simple soupçon, et Timothée n’en faisait pas moins une excellente application à tous ses actes. Quant à sa délicatesse personnelle, un mot suffisait pour la prouver : c’est qu’il avait été employé par dix maîtres cent fois moins habiles que lui, et qu’il n’avait pas amassé la plus petite pacotille à leur service. C’était un garçon jovial, aimant la vie, dépensant le peu qu’il gagnait, aussi incapable de prendre que de