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REVUE DES DEUX MONDES.

Érasme n’avait pas à qui penser plus souvent qu’à Luther ; Luther pouvait ne penser à Érasme qu’après cent choses ou cent personnages de plus de poids dans sa vie. Érasme était obsédé de Luther ; il le trouvait sans cesse sous sa plume, au bout de toutes ses pensées, et il était, malgré lui, le propagateur d’un homme qu’il se vantait de ne point connaître, et d’écrits qu’il se défendait d’avoir lus ; au contraire, il fallait que Luther, sauf quelques rares entretiens avec Mélanchton au sujet d’Érasme, cherchât dans ses souvenirs de jeunesse et dans une reconnaissance déjà éteinte l’homme avec lequel il s’entretenait sans cesse[1] dans la solitude de sa cellule de Wittemberg.

La modération a ses faiblesses ; vous venez de le voir par la démarche comminatoire d’Érasme auprès de Froben, ou tout au moins par l’affectation qu’il mettait à s’en faire honneur : elle a aussi ses souffrances secrètes, ses angoisses ; mais ses angoisses même tournent à sa gloire. Érasme approchait alors de la vieillesse. Il voyait ses plus anciens amis se séparer en deux camps, et les affections les plus éprouvées se refroidir par l’effet des opinions : il s’en plaignait avec une noble douleur. « Avant que cette querelle ne s’envenimât, écrit-il à Marc Laurin, j’entretenais avec presque tous les savans de l’Allemagne une liaison littéraire pleine de charmes pour moi. De tous ces amis, quelques-uns se sont refroidis, d’autres me sont devenus contraires. Il n’en manque même pas qui s’avouent publiquement mes ennemis, et qui menacent de me perdre… C’est un assez grand malheur pour moi que cette tempête du monde soit venue me surprendre à un moment de ma vie où je devais compter sur un repos mérité par mes longues études. Que ne m’était-il permis du moins de rester spectateur de cette tragédie, moi qui suis si peu propre à y figurer comme acteur, surtout quand il y a tant de gens qui se jettent d’eux-mêmes sur la scène !… » La résistance passive qu’il avait opposée jusque-là aux obsessions des deux partis était devenue un combat. Les uns tâchaient de le compromettre, et, par des piéges tendus à son amour-propre, de lui arracher quelque aveu qui l’engageât ; les autres le menaçaient de violences

  1. Lettre de Luther à Érasme.