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condamner en bloc. Tel est l’esprit de l’homme ; on le mène plus par la douceur qu’on ne l’entraîne par la dureté. »

La lettre d’Érasme à Luther, et les avertissemens personnels qui s’y cachaient sous la forme de conseils indirects, ne pouvaient pas être du goût du moine de Wittemberg. Aussi la correspondance amicale n’alla pas plus loin. Luther comprit qu’il ne devait pas compter sur Érasme, Érasme qu’il ne pouvait que se perdre comme lettré et se mentir à lui-même comme docteur de l’église en venant faire du tumulte et de l’audace à la suite de Luther. Mélanchton fit de vains efforts pour les rapprocher : il leur écrivit des lettres touchantes et persuasives, où son doux génie tâchait d’atténuer la rudesse de Luther aux yeux d’Érasme et de justifier la prudence d’Érasme aux yeux de Luther. Il resta l’ami de tous deux sans en faire deux amis. Érasme et Luther ne s’écrivirent plus qu’une fois ; et ce fut pour s’insulter.

Le rôle d’Érasme pendant toutes ces premières luttes de la réforme était peut-être le plus difficile de tous. Sa modération, qui ne le quitta pas un moment, et qui resta toujours plus forte que son amour-propre, ne fut pas toujours exempte de contradictions et d’incertitudes. C’est le propre des hommes trop éclairés pour être passionnés d’avoir souvent des incertitudes, de douter même de ce qu’ils ont pu affirmer dans un autre temps, et, par là, de donner prise à des reproches de contradiction et quelquefois d’hypocrisie. C’est aussi le propre de la modération de faire la part de tout le monde, et, comme il arrive, de la faire si juste, que personne ne s’en trouve content : alors les reproches et les plaintes éclatent ; l’homme modéré y cède, augmente ou diminue les parts, au fur et à mesure des exigences ; mais en voulant contenter chacun, il risque de paraître tromper tout le monde. En outre, un grand savoir et une grande modération excluent une certaine décision ; on ne donne jamais tout-à-fait tort aux autres, ni à soi-même tout-à-fait raison ; on se modifie, on s’amende ; mais en suivant ainsi tous les tâtonnemens naturels et rationnels de l’esprit humain, et en laissant à Dieu cette décision absolue qu’usurpent d’ordinaire les hommes passionnés et médiocres, on paraît céder aux fluctuations de l’intérêt personnel. C’est ce qui dut arriver à Érasme, par l’effet même de ses plus belles qualités, aux-