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ÉRASME.

Érasme la lettre qu’on va lire. Quoique le fond en soit sincère, on ne peut s’empêcher de croire que Luther cédait moins à un penchant qu’à une nécessité de position ; outre que cette affectation à réduire le rôle et la gloire d’Érasme à des services purement littéraires semble prouver que Luther ne le voulait voir qu’à sa suite, et au second rang, dans la question religieuse. Les embarras de cette lettre que j’ai cru devoir conserver, aux dépens même de l’élégance, ne tiennent pas seulement au défaut d’habitude littéraire du moine de Wittemberg, défaut dont il était plus vain que honteux, quoi qu’il semble dire ; ses arrière-pensées auraient rendu la clarté difficile même pour une meilleure rhétorique que la sienne. Voici cette lettre :


« Je m’entretiens sans cesse avec toi, Érasme, ô toi, notre honneur et notre espérance, et pourtant nous ne nous connaissons pas encore. Cela ne tient-il pas du prodige, ou plutôt ce n’est pas un prodige, mais un fait de tous les jours. Car quel est homme dont Érasme n’occupe pas l’ame tout entière, que n’instruise pas Érasme, sur qui ne règne pas Érasme ? Je parle ici de ceux qui ont le bon goût d’aimer les lettres. Du reste, je suis heureux qu’entre autres dons du Christ, il te faille compter l’honneur que tu as eu de déplaire à plusieurs. C’est par ce point que j’ai coutume de distinguer les dons d’un dieu clément de ceux d’un dieu irrité. Je te félicite donc de ce que, plaisant souverainement à tous les gens de bien, tu n’en déplais pas moins à ceux qui veulent être les souverains de tous, et plaire souverainement à tous[1]. Mais je suis bien mal appris, moi qui m’adresse à un homme tel que toi comme à un ami familier, inconnu à un inconnu, et de t’aborder les mains sales[2], sans préambule de respect ni d’honneur. Mais ta bonté pardonnera cette liberté, soit à mon affection, soit à mon peu d’habitude. Car après avoir passé ma vie au milieu des sophistes, je n’en ai pas appris assez

  1. Il faut me passer ce français barbare, qui seul peut rendre le tour bizarre de la phrase de Luther, et ce jeu de mot de placere displicere, summè summi, etc. Cette manière était tout à la fois dans le goût du temps et dans la tournure d’esprit de Luther. Voici la phrase latine : Itaque tibi gratulor quod dum summè omnibus places, non minùs displices iis, qui soli omnium summi esse et summè placere volunt. Je n’ai pas besoin de remarquer que cette phrase s’applique aux hommes du haut clergé, ennemis communs d’Érasme et de Luther.
  2. Illotis manibus.