Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/354

Cette page a été validée par deux contributeurs.
346
REVUE DES DEUX MONDES.

ROSEMBERG.

Non, je n’ai pas filé ; je ne file point ; je ne suis point une fileuse. Ah ! Barberine ! vous me le paierez.

BARBERINE.

Seigneur, quand vous aurez filé, vous avertirez le soldat qui monte la garde à votre porte.

ROSEMBERG.

Ne vous en allez pas, comtesse ; au nom du ciel ! écoutez-moi.

BARBERINE.

Filez, filez.

ROSEMBERG.

Non, par la mort ! non, par le sang ! je briserai cette quenouille. Non, je mourrai plutôt.

BARBERINE.

Adieu, seigneur.

ROSEMBERG.

Encore un mot ! ne partez pas.

BARBERINE.

Que voulez-vous ?

ROSEMBERG.

Mais, — mais, — comtesse, — en vérité, — je suis, je — je ne sais pas filer. Comment voulez-vous que je file ?

BARBERINE.

Apprenez.

(Elle ferme le guichet.)
ROSEMBERG.

Non, jamais je ne filerai ; quand le ciel devrait m’écraser ! Quelle cruauté raffinée, voyez donc cette Barberine ! elle était en déshabillé ; elle va se mettre au lit ; à peine vêtue, en cornette, et plus jolie cent fois… Ah ! la nuit vient ; dans une heure d’ici, il ne fera plus clair.

(Il s’asseoit.)

Ainsi, c’est décidé ; il n’en faut pas douter. Non-seulement je suis en prison, mais on veut m’avilir par le dernier des métiers. Si je ne file, ma mort est certaine. Ah ! la faim me talonne cruellement ; voilà dix heures que je n’ai mangé ; pas une miette de pain depuis ce matin à déjeuner. Misérable Uladislas ! puisses-tu mourir de faim pour tes conseils ! Où diantre suis-je venu me fourrer ? que me suis-je mis dans la tête ? J’avais bien affaire de ce comte Ulric et de sa bégueule de comtesse ! Le beau voyage que je fais ! J’avais de l’argent, des chevaux, tout était pour le mieux ; je me serais diverti à la cour ; peste soit de l’entreprise ! J’aurai perdu mon patrimoine, et j’aurai appris à filer.