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MATTEA.

de quoi, s’assit toute seule au bord de la gondole, et s’enveloppa dans sa mantille de dentelle noire. Abul, ne sachant absolument rien de ce qui se passait autour de lui et à cause de lui, se mit à fumer à l’autre extrémité avec l’air de majesté qu’aurait un homme supérieur en faisant une grande chose. C’était un vrai Turc, solennel, emphatique et beau, soit qu’il se prosternât dans une mosquée, soit qu’il ôtât ses babouches pour se mettre au lit. M. Zacomo, se croyant plus fin qu’eux tous, et triomphant dans sa barbe diplomatique, se mit à lui faire beaucoup de prévenances ; mais chaque fois qu’il jetait les yeux sur sa fille, un sentiment de remords s’emparait de lui. Regarde-le encore aujourd’hui, lui disait-il dans le secret de sa pensée en voyant les grands yeux humides de Mattea briller au travers de son voile et se fixer sur Abul ; va, sois belle et fais-lui soupçonner que tu l’aimes. Quand j’aurai la soie blanche, tu rentreras dans ta cage, et j’aurai la clé dans ma poche.

iv.

La belle Mattea s’étonnait avec raison de se voir amenée en cette compagnie par son propre père, et dans le premier moment, elle avait craint quelque sortie maladroite, ou quelque inconvenante proposition de mariage de sa part ; mais en l’entendant parler de ses affaires à Timothée avec beaucoup de chaleur et d’intérêt, elle crut comprendre qu’elle servait de leurre ou d’enjeu, et que son père mettait en quelque sorte sa main à prix. Elle en était humiliée et blessée, et l’involontaire mépris qu’elle ressentait pour cette conduite augmentait en elle l’envie de se soustraire à l’autorité d’une famille qui l’opprimait ou la dégradait.

Elle eût été moins sévère et moins injuste à l’égard de M. Spada, si elle se fût rendu bien compte de l’indifférence d’Abul, et de l’impossibilité d’un mariage légal entre elle et lui. Mais depuis qu’elle avait résolu à l’improviste de concevoir une grande passion pour lui, elle était en train de divaguer, et déjà elle se persuadait que l’amour d’Abul avait prévenu le sien, qu’il l’avait déclaré à ses parens, et que, pour cette raison, sa mère avait voulu la forcer d’épouser au plus vite son cousin Checo. Le redouble-