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REVUE DES DEUX MONDES.

Quelques observations de détails avaient été jetées par divers membres. Nul n’ayant contesté l’introduction du bill, la séance allait être suspendue. C’était bientôt la nuit et l’heure des dîners ; on n’avait pas encore allumé les lustres ; la chambre se levait en masse.

Un homme, en perruque brune bouclée, en redingote bleue, aux larges épaules, aux formes athlétiques, descendit des bancs ministériels et s’arrêta au milieu de la salle. À sa voix, chacun revint sur ses pas. Le silence recommença de régner. Cet homme était notre grand Irlandais, l’agitateur géant, comme ils l’appellent ; — pour géant, ils ont raison. C’était O’Connell, notre O’Connell, ce vieillard énergique qui a plus de jeunesse et de vie à lui seul que tous les jeunes hommes des communes ensemble, que leur chambre elle-même tout entière.

L’obscurité n’était pas assez profonde pour me le cacher. Je le vois encore, debout sur ses grands pieds, le bras droit étendu, le corps penché ; je l’entends. Son discours ne fut pas long ; il ne dit que quelques mots, mais tout le ressort de sa puissance était en eux. Le lion caressait en grondant. Son approbation était impérative et menaçante. — « Ainsi le bill n’avait songé qu’à l’Angleterre et au pays de Galles ! Fallait-il donc que l’Irlande fût toujours oubliée, qu’elle ne vînt jamais qu’après les autres ? N’avait-elle pas, elle, assez de municipalités vénales et corrompues ? Toutefois, il appuierait franchement et de tout son pouvoir le projet du ministère. C’était une noble et glorieuse mesure ; il n’en souhaitait pas davantage pour l’Irlande. »

Il n’en souhaitait pas, c’est-à-dire qu’il n’en commandait pas davantage. Les souhaits d’O’Connell ne sont pas pour être dédaignés. Aussi M. Spring-Rice se hâta-t-il de lui donner pleine satisfaction. « Il n’y avait point à s’inquiéter, déclara le chancelier de l’échiquier ; le gouvernement ferait également justice à l’Irlande. Elle aurait aussi la réforme de ses corporations, et peut-être dans la session même. »

— « Merci ! murmura O’Connell, se mêlant à la foule des membres qui désertaient la salle en masse ; je prends acte de cette promesse pour l’Irlande. »

L’Irlande ! — Ireland ! — Il faut l’avoir entendu la nommer, notre Irlande, avec cet accent ému, tremblant, frémissant, plein de tendresse, qui étreint et caresse chaque syllabe du nom chéri ; il faut l’avoir entendu, pour comprendre le pouvoir de cette souveraine éloquence. Oui, l’amour vrai du pays donne une force surhumaine. C’est une arme irrésistible entre des mains capables de la manier, qu’une cause sainte, saintement et passionnément embrassée.

Je ne suis point surpris que ces conservateurs désespérés, qui voient leurs priviléges chancelans, près de rouler sous les coups d’O’Connell,