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REVUE DES DEUX MONDES.

Ces momens de courage d’Érasme ne sont peut-être pas sa moindre gloire, si l’on songe que les moines de cette époque ne s’abstenaient guère que du mal qu’ils ne pouvaient pas faire ; qu’on parlait de prélats empoisonnés pour avoir attaqué un de leurs ordres, de malheureux enterrés tout vifs dans la crypte souterraine d’un couvent, pour ensevelir le secret de quelques scandales intérieurs ; que sais-je ? de vertueux prêtres étouffés pour avoir voulu faire entrer la réforme et les bonnes mœurs dans les cloîtres, rumeurs populaires dont Érasme se faisait l’organe, au risque de sa sûreté personnelle[1].

Les moines étaient hommes de plaisirs, et s’y livraient avec scandale, allant porter dans la même maison la confession et l’adultère, ou cachant dans les murs de leurs couvens des débauches qui auraient épouvanté la ville. Érasme, quoiqu’il eût été souillé dans sa jeunesse par les voluptés, comme il le dit avec l’exagération de l’humilité chrétienne[2], ne s’y était jamais oublié ; ni sa frêle santé, ni ses travaux ne se seraient accommodés d’une vie voluptueuse, et s’il est vrai qu’il n’avait pas toujours été maître de ses passions, il n’en avait jamais été l’esclave. Les moines étaient de grossiers convives, vivant pour leur ventre et non pour le Christ, salissant leurs festins somptueux par des bouffonneries de carrefours ou des querelles mêlées d’injures, et venant ensuite devant le peuple, d’un pas chancelant, vomir contre les gens de lettres et les réformateurs leur éloquence avinée. Érasme, au contraire, a toujours eu en horreur la débauche et l’ivresse ; Érasme est l’homme de ces petits repas d’amis, paisibles, sans bruit, où il n’a pas besoin d’enfler sa voix et de rompre ses poumons pour faire goûter à son auditoire sa causerie fine et spirituelle ; petits repas à trois ou quatre, après lesquels on va s’asseoir dans le jardin, au milieu des fleurs étiquetées, portant une inscription qui indique leurs noms et qualités médicinales ; au bord du ruisseau qui court à travers le jardin, et qui, après en avoir arrosé toutes les plates-bandes, va passer sous la cuisine pour en entraîner toutes les ordures dans l’égoût voisin. Tout autour, les

  1. Colloques. Exequiœ seraphicœ.
  2. Lettre à Servatius.