Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/293

Cette page a été validée par deux contributeurs.
285
ÉRASME.

Quand la soirée est fort avancée, et qu’on n’espère plus de nouveaux arrivans, un vieux domestique, la tête chauve, le regard dur, promène ses yeux sur tous les hôtes, sans dire un mot, et compte le nombre des parts. Après quoi, il met du bois au poêle, et se retire. C’est en ce moment que je vois le pauvre Érasme, à demi suffoqué, qui se glisse près de la fenêtre, et l’entr’ouvre sans bruit pour faire entrer un peu d’air extérieur. — Fermez la fenêtre, lui crient les vieillards et les malades, chez qui la chaleur vitale a besoin d’être entretenue par une chaleur factice. — Mais j’étouffe, dit Érasme. — Allez chercher une autre auberge. — Érasme cède à la majorité. Une heure se passe encore au milieu de cette atmosphère miasmatique, que la liberté de la langue latine lui permet d’analyser en détails[1]. Enfin, le vieux Ganymède arrive, et met des serviettes sur les tables, et quelles serviettes ! vous les croiriez des morceaux de voiles. Après les serviettes, il apporte un pareil nombre d’assiettes et de cuillers de bois, puis des verres à boire, puis du pain : c’est le signal de s’asseoir. Les convives nettoient leur morceau, ou le rompent, en attendant les plats qui cuisent. Après une heure d’attente, viennent d’abord des tartines de pain baignées dans du jus de viande, ou, si l’on est en carême, du jus de légumes. Ensuite ce sont des salaisons, du poisson ; — le poisson poursuit Érasme partout ; — et, pour boisson, du vin qui va augmenter sa gravelle. S’il se hasarde à en demander d’autre : « Nous avons reçu bien des comtes et des marquis, lui dit-on, et aucun ne s’est plaint de notre vin ; si vous n’en êtes pas content, cherchez une autre auberge. » Au dessert, on met sur la table un fromage infect, où les vers fourmillent ; c’est à ce moment que sont introduits dans la salle des bateleurs, des fous de profession, dont les grimaces mettent en train les convives. On les excite, on leur verse à boire, on les provoque par des éclats de rire ; ce sont alors des cris confus, des danses, un tumulte à faire crouler la salle. Érasme est forcé de s’en amuser, bon gré mal gré, jusqu’au milieu de la nuit ; car de même qu’il y a une heure fixe pour le dîner, il y a une heure fixe pour le coucher ; il n’est pas plus permis de dor-

  1. Colloques. Omitto ructus alliatos, et ventris flatum, habitus putres, etc.…