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ÉRASME.

pour l’Angleterre, quoiqu’elle m’ait donné tant et de si bons amis, que pour la France qui m’est si douce par mes anciennes relations, par la liberté, et par la faveur qu’on m’y veut bien montrer. » Et plus loin : « La France me plaît d’autant plus qu’il y a long-temps que je suis privé de la voir. » On aime à retrouver dans les vieux livres ces hommages rendus librement au génie hospitalier de notre France, à son goût pour les grands esprits, à la liberté dont on y jouissait, même aux époques où les ressources de sa civilisation n’étaient pas encore en harmonie avec la facilité de ses mœurs.

Le voyage d’Italie accrut la réputation d’Érasme sans le rendre plus riche. Il revint en Angleterre, toujours pauvre, toujours nécessiteux, toujours faisant servir son esprit, qui était une puissance, à parer d’humiliantes demandes d’argent, et à tendre la main sans que cela parût. Milord Montjoye et l’archevêque de Cantorbéry lui faisaient une pension. Ses autres amis y ajoutaient des dons, de temps en temps, non sans se faire beaucoup prier. Quelques-uns lui refusaient tout net ; amis, comme dit le proverbe, jusqu’à la bourse ; d’autres lui reprochaient d’être si pressant, et blâmaient le ton de ses demandes, entre autres Colet, le doyen de Saint-Paul, homme quelque peu serré sur ce point. Ces demi-secours étaient d’autant plus insuffisans, que la cherté de toute chose était grande, et les temps fort durs ; il n’était bruit que de préparatifs de guerre ; toutes les bourses se fermaient ; les bienfaiteurs retiraient leurs bienfaits, et le pain et le vin devenaient choses de luxe. Érasme avait gagné un commencement de pierre, à boire, en guise de vin, de la mauvaise bière. L’Angleterre étant bloquée du côté de la mer, ses lettres ne pouvaient sortir, et rien ne lui arrivait de ses protecteurs du continent. Aussi se plaignait-il amèrement des malheurs de son époque. C’est qu’en effet peu d’époques pouvaient être plus contraires à l’homme du caractère et du tempérament qu’on a déjà entrevus. Et cela peut d’ailleurs se remarquer de presque tous les hommes supérieurs ; n’est-ce pas bien plutôt de ce qui les a blessés et leur a fait obstacle, dans leur époque, que de leurs convenances et commodités, qu’ils ont tiré leur force, et partant leur gloire ?