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ÉRASME.

gers, n’arrivait à Érasme que diminué plus qu’à demi. Il lui fallait donner quittance du tout et ne recevoir qu’une partie. Encore cette partie pour laquelle les patrons exigeaient de lui autant de reconnaissance que pour le tout, c’est-à-dire beaucoup de complaisances, de flatteries, de lettres à montrer, et surtout de discrétion dans ses nouvelles demandes, cette moitié si péniblement obtenue courait-elle, dans la bourse d’Érasme, toutes les chances de ce qu’on appelle, en terme de messageries, les évènemens fortuits. Érasme n’avait vraiment à lui que ce qu’il donnait immédiatement à ses fournisseurs ; le reste pouvait appartenir, selon l’occasion, soit aux voleurs sur la terre ferme, soit aux matelots et mariniers sur la mer, à ces derniers surtout qui levaient sur les passagers un tribut assez semblable à celui que lève le Bédouin, dans son désert, sur le voyageur détroussé. Ajoutez-y les vols domestiques, dont Érasme se plaint, et que ses préoccupations d’esprit, son abandon, son incurie, sa générosité, rendaient si faciles. « Croit-on donc faire beaucoup, disait-il, si Érasme ne meurt pas de faim ? »

Il finit pourtant par réaliser le projet qu’il avait eu toute sa vie, qui était un voyage en Italie. Il partit, moitié avec ses épargnes, moitié sur des promesses, dans l’année 1506 ; il avait alors quarante ans. Il arriva à Bologne quelques jours avant l’entrée triomphale de Jules ii, vainqueur de la Romagne. Mêlé à la foule du peuple qui battait des mains « au destructeur des tyrans, » il dut sourire amèrement à l’aspect de cette papauté bottée et éperonnée, donnant à baiser aux populations stupides ses pieds blanchis par la poussière des champs de bataille, brandissant l’épée en guise des clés de saint Pierre, et poussant son cheval sur les brèches des murailles renversées pour lui faire honneur. J’aime à me le représenter, dans la grande rue de Bologne, adossé contre une muraille, enveloppé dans ses fourrures, la figure légèrement ironique, regardant passer le cortége, et méditant ses prudentes critiques contre la papauté belliqueuse, dont ses adversaires devaient faire plus tard des hérésies dignes du feu. Cette entrée de Jules ii lui inspira de belles pages sur l’amour de la paix.

Ce fut le mardi 19 novembre 1506 que le pape entra dans Bo-