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petits mensonges les affaires de votre ami ; — que Battus insinuât à la marquise, avec des plaisanteries bien ménagées, qu’Érasme avait fatigué ses yeux et compromis sa vue par ses travaux sur saint Jérôme ; que, selon Pline l’Ancien, un bon remède aux maux d’yeux, un excellent spécifique pour les raffermir, était quelque pierre précieuse, quelque saphir, ou tout autre bijou de prix ; qu’au besoin, Battus fît confirmer l’opinion de Pline par son médecin particulier. Toutefois Érasme n’était pas sans inquiétude sur le zèle de Battus. Battus, le premier en titre dans la maison de la marquise, voulait être le premier payé. Érasme essaie de lui donner le change ; mais ses raisons sont bien faibles devant l’instinct de l’intérêt personnel : « Je sais, dit-il, que vous avez grand besoin vous-même des libéralités de la marquise. Mais songez bien que les deux choses ne se peuvent pas faire à la fois. Puis donc que l’occasion est favorable, différez votre propre affaire et faites celle de votre ami ; vous reprendrez la vôtre en son lieu, et avec plus de certitude du succès. N’allez pas craindre que le peu que je demande épuise la marquise. D’ailleurs, soyez juste, tous les jours vous êtes en demeure de demander et d’obtenir : il n’en est pas de même pour moi. Peut-être croyez-vous bien agir avec moi, si vous ne faites que m’arracher à la mendicité ; mais, mon Battus, les études où je me livre demandent une vie qui ne soit ni gênée ni misérable. »

Cette dernière phrase indique de quelle pauvreté Érasme avait à sortir. C’était de la pauvreté relative, pauvreté pour un homme délicat, maladif, aimant à changer de place, achetant des manuscrits, ayant à sa solde des scribes, recherché et répandu, obéré par ses déménagemens fréquens, ses hautes amitiés, ses domestiques, ses messagers, ses secrétaires, ses copistes, et ne pouvant être Érasme qu’à ce prix, comme cela se verra dans la suite de cette histoire ; c’eût été de l’aisance pour tout autre que lui. Ses ressources étaient fort précaires ; le peu qu’il parvenait à arracher de ses différentes pensions, — il en avait en Angleterre, en Allemagne, en France, — ne le soutenait pas, mais l’aidait à faire des dettes. D’ailleurs, cet argent si attendu, si demandé, en passant par les mains pleines de glu des intendans, des banquiers, les loups-cerviers de l’époque, des changeurs, des messa-