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que ceux-ci font avec leurs membres mutilés, ou bien forçant son esprit à d’incroyables tours de flatterie, pour tirer de la vanité de ses patrons l’argent qu’il n’aurait pu obtenir de leur loyauté. C’était de la rhétorique de nécessiteux, fausse, misérablement éloquente, où l’esprit mendiait pour le ventre. Ces flatteries même ne réussissaient pas toujours : alors il s’irritait, il s’emportait contre des patrons qui s’étaient donné gratis le relief de protecteurs des lettres, et qui laissaient croupir leur protégé dans le besoin. Il se dédommageait, dans ses lettres à quelques amis, des humiliations où on l’obligeait de descendre, et se donnait le tort de calomnier par derrière ceux qu’il adulait en face ; tristes contradictions de la pauvreté, que la postérité ne devrait pas juger après dîner.

Parmi ses bienfaiteurs d’intention, sinon d’effet, il y avait une grande dame, la marquise de Wéere, laquelle avait voulu voir Érasme et lui tenir lieu de l’évêque de Cambrai, qui l’abandonnait. Érasme se rendit à son château de Tournehens, en février 1497, par une neige mêlée de vents violens, dont il décrit spirituellement les désastres. Ce château était perché sur le haut d’une montagne, qu’il lui fallut gravir à l’aide d’un bâton ferré, non sans danger d’être précipité par le vent : à la fin il arriva. La première vue de la marquise de Wéere fut pour lui un enchantement. Bonté, douceur, libéralité, elle avait tout en partage. « Je sais, écrit-il à milord Montjoye, que les amplifications des rhéteurs sont suspectes, principalement pour ceux qui ne sont pas étrangers à leur art. Mais, croyez-moi, l’amplification, loin de m’être d’aucun secours ici, est au-dessous de la réalité. La nature n’a rien produit de plus chaste, de plus prudent, de plus candide, de plus bienveillant. Voulez-vous que je vous dise toute la chose en un mot ? Elle a été aussi bienfaisante pour moi, à qui elle ne devait rien, que ce vieillard (l’évêque de Cambrai) a été malveillant, lui qui me devait quelque chose. Elle m’a comblé d’autant de bons offices, moi qui n’ai rien fait pour elle, que celui-ci de duretés, quoique m’étant redevable des plus grands services. » Il écrivait cela du château de Tournehens, devant la haute cheminée de la marquise, avec cette ardeur de reconnaissance qu’un bon feu, le souvenir du voyage de la veille à travers les neiges, un accueil que la curiosité seule de la marquise eût rendu obligeant, quel-