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il pas qu’ils emportent avec eux la poésie américaine, et que les bûcherons, les serruriers, les menuisiers, qui vont leur succéder, n’auront aucune inspiration à transmettre aux générations futures ?

Dès que les colonies s’affermirent en Amérique, les idées positives s’y développèrent et y dominèrent. La religion, première cause de ces migrations, n’y fut point élevée et resplendissante, comme à l’origine d’une grande civilisation. Les sectaires avaient quelque chose de grand par la persévérance et la force, mais aussi de raide et de mesquin, qui s’alliait aux calculs honnêtes, mais vulgaires, de l’intérêt ; la moralité américaine eut la trivialité du bon sens commercial. Ce christianisme réformé, déjà pâle quand ils l’apportèrent d’Europe, n’avait pu prendre ni couleur, ni mouvement en Amérique, où les besoins renaissans de la vie matérielle avaient tourné toutes les pensées vers la terre. La multiplicité des sectes contribuait encore à l’affaiblir, et à lui ôter ce qu’il avait d’inspirateur. Une religion n’exalte l’ame qu’autant qu’elle est générale.

Quand les hommes croient comme un seul homme, ce magnifique concert achève de les rendre frères. Il confond leurs pensées, leurs émotions, leurs besoins, et si quelque ame, marquée secrètement de ce sacerdoce qu’on nomme poésie, vient à entendre ce grand murmure d’un peuple qui cause avec Dieu, elle chante alors ; elle exprime ce que tous ressentent ; elle est écho sublime ; elle dit ce que la foule cherche à dire ; elle laisse à son siècle et à tous les siècles un chef-d’œuvre national.

Le protestantisme américain était autre chose : chaque secte se divisait en d’autres sectes ; tel symbole que vous imputiez à une province, n’était plus que dans telle ville ; bientôt vous le reconnaissiez à peine dans telle famille, et enfin il vous échappait jusque dans l’individu. Les croyances éparpillées réduisaient à rien les hautes sympathies, sans lesquelles la poésie est impossible. Le poète est par essence l’homme de tous, et quand tous sont isolés, que devient sa mission ?

L’Amérique ne pouvait donc avoir son poète, elle n’avait point une nation à lui donner, ni un culte, ni une patrie ; elle ne présentait à son esprit nulle grande et mystérieuse unité, qu’il em-