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est près d’y croire ; il fait dévotement sa prière à Jupiter Hospitalier ; il se recommande après sa mort à Hermès, conducteur des ames ; Goëthe païen par nature et par théorie, Goëthe qui a laissé percer son antipathie pour le christianisme, autant que le lui permettait la prudence de son caractère, Goëthe a senti présentes les divinités qu’il adorait de loin, et il les a saluées religieusement.

Ce n’est pas seulement en vers qu’il se montre dévot à Jupiter ; dans ses lettres, il écrit : « Je n’ai pu m’empêcher d’acheter une tête colossale du Jupiter, elle est en face de mon lit, convenablement éclairée, afin que je puisse lui adresser ma prière du matin (Morgen-andacht). »

Goëthe a été plus avant dans la même voie, et, comme l’antiquité, a divinisé les sens ; Goëthe, devenu à Rome un homme antique, a fait leur apothéose ; il est vraiment curieux de l’entendre s’écrier avec une étrange ferveur : « Combien il m’est salutaire, moralement parlant, de vivre au milieu d’un peuple purement sensuel ! » Et la pratique suivit fidèlement la théorie, non par entraînement, par faiblesse, par distraction, mais sérieusement, systématiquement, dans un but d’étude et d’art. Il me sera impossible de traduire tout ce qu’il a confié sur sa manière d’étudier l’antique à ses distiques élégiaques, empreints de liberté latine. Mais voici ce que la réserve française peut supporter.

« Je me sens avec joie et ravissement sur le sol classique, le passé et le présent me parlent d’une voix forte et séduisante ; ici, je suis le conseil fameux : chaque jour je feuillète les ouvrages des anciens avec un nouveau plaisir ; mais, durant les nuits, l’amour me tient occupé d’autre sorte ; quoique je ne m’instruise alors qu’à demi, je suis doublement heureux. Et n’est-ce donc point s’instruire que d’étudier les formes d’un beau sein… Alors, pour la première fois, je comprends complètement le marbre, je pense et je compare, mon œil sent, ma main voit. »

Goëthe ne perdait point de temps à Rome pour s’instruire, il pensait et comparait en toute circonstance. On ne peut porter plus loin que lui l’étude de la forme et les préoccupations de l’artiste ; dans cette manière toute païenne et toute sensuelle de prendre Rome, on conçoit que le sentiment de la Rome chrétienne tenait peu de place. L’esprit sévère et réfléchi du poète allemand ne pou-