Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/10

Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
REVUE DES DEUX MONDES.

que si c’eût été la crinière métallique du lion de Saint-Marc ou les écailles de bronze du crocodile de Saint-Théodore.

Ser Zacomo, insensible à ce tapage inconvenant, se promenait le long de la colonnade avec un air de préoccupation majestueuse. De temps en temps, il ouvrait sa large tabatière d’écaille blonde doublée d’or, et y plongeait ses doigts qu’il flairait ensuite avec recueillement, bien que le malicieux sirocco eût depuis long-temps mêlé les tourbillons de son tabac d’Espagne à ceux de la poudre enlevée à son chef vénérable. Enfin, quelques larges gouttes de pluie se faisant sentir à travers ses bas de soie, et un coup de vent ayant fait voler son chapeau et rabattu sur son visage la partie postérieure de son manteau, il commença à s’apercevoir de l’approche d’une de ces bourrasques qui arrivent à l’improviste sur Venise au milieu des plus sereines journées d’été, et qui font, en moins de cinq minutes, un si terrible dégât de vitres, de cheminées, de chapeaux et de perruques.

Ser Zacomo Spada s’étant débarrassé, non sans peine, des plis du camelot noir que le vent plaquait sur son visage, se mit à courir après son chapeau aussi vite que purent le lui permettre sa gravité sexagénaire et les nombreux embarras qu’il rencontrait sur son chemin. Ici, un brave bourgeois qui, ayant eu la malheureuse idée d’ouvrir son parapluie et s’apercevant bien vite qu’il n’y avait rien de moins à propos, faisait de furieux efforts pour le refermer, et s’en allait avec lui à reculons vers le canal ; là, une vertueuse matrone occupée à contenir l’insolence de l’orage engouffré dans ses jupes ; plus loin, un groupe de bateliers empressés de délier leurs barques, et d’aller les mettre à l’abri sous le pont le plus voisin ; ailleurs un marchand de gâteaux de maïs courant après sa vile marchandise ni plus ni moins que ser Zacomo après son excellent couvrechef. Après bien des peines, le digne marchand de soieries parvint à l’angle de la colonnade du palais ducal où le fugitif s’était réfugié ; mais au moment où il pliait un genou et alongeait un bras pour s’en emparer, le maudit chapeau repartit sur l’aile vagabonde du sirocco, et prit son vol le long de la rive des Esclavons, côtoyant le canal avec beaucoup de grâce et d’adresse.

Le marchand de soieries fit un gros soupir, croisa un instant les bras sur sa poitrine d’un air consterné, puis s’apprêta courageu-