une chose qui m’a toujours tourmenté l’esprit. L’autre jour encore, j’en ai vu passer une paire qui allait à la Berthenox, et je me disais : Que diable leur fait-il manger pour leur donner cette graisse, et ce poil, et cette mine ?
— Eh bien ! veux-tu que je te dise une chose ? Tu vois cette luzernière anglaise : cela m’a rapporté vingt charrois de fourrage l’année dernière.
— Vingt charrois là-dedans ! Votre parole d’honneur, voisin ?
— Foi de marquis !
— C’est prodigieux ! vous me vendrez six boisseaux de cette graine-là, marquis ; je veux la faire essayer dans mon petit domaine de Granières.
— Je te les donnerai, et je t’apprendrai la manière de t’en servir.
— Dites-moi, voisin, qu’est-ce qu’il y avait dans cette terre-là auparavant ?
— Rien du tout ; du mauvais blé : c’était cultivé par ces vieux Morins, les anciens métayers du père de ma femme ; de braves gens, mais bornés. J’ai changé tout cela.
Joseph alongea sa figure de deux pouces, et prenant un air étrangement mélancolique : C’est une jolie prairie, dit-il, ce serait dommage qu’elle changeât de maître ! Cette parole tira subitement le marquis de sa béatitude : il tressaillit.
— Est-ce que tu crois, dit-il après un instant de silence, qu’il y aurait quelqu’un d’assez hardi pour me chercher chicane sur quoi que ce soit ?
— Je connais bien des gens, répondit Joseph, qui se ruineraient en procès pour avoir seulement un lambeau d’une propriété comme la vôtre.
Cette réponse rassura le marquis : il crut que Joseph avait fait une réflexion générale, et ayant escaladé pesamment un échalier, il s’enfonça avec lui dans les buissons touffus d’un pâturage.
— Je n’aime pas cela, dit-il en frappant du pied la terre vierge de culture, où depuis un temps immémorial les troupeaux broutaient l’aubépine et le serpolet ; je n’aime pas le terrain que l’on ne travaille pas. Les métayers ne veulent pas sacrifier les pâturages,