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DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE.

quelques-unes de ses conjectures sur l’avenir. Il nous promet la réconciliation du pouvoir et de la société, l’exercice et le respect de tous les droits, une confiance mutuelle entre toutes les classes de citoyens, des prospérités domestiques inouies, et avec cela, il semble que ces biens lui paraissent entraîner le sacrifice de la plupart des grandeurs qui nous charment. Les vices se multiplieraient à mesure que les crimes deviendraient plus rares ; l’instruction vulgaire étoufferait la haute science ; les croyances feraient place aux calculs personnels ; les sentimens exaltés, héroïques, les naïves merveilles de l’art et de la poésie, nos plus chères délices, disparaîtraient d’une société industrieuse, confortable et rangée, mais n’ayant malheureusement qu’un seul enthousiasme, celui de ses affaires.

En vérité, nous ne rêvons pas un paradis démocratique, et pourtant nous serions au désespoir d’être réduits à de semblables espérances. Afin de nous mieux tenir en garde contre les dangers qui nous menacent, M. de Tocqueville a probablement exagéré l’expression de ses craintes, car autrement, d’aussi sages conseils n’auraient pu venir d’une prévoyance aussi triste. Que l’état présent de la démocratie et ses défauts en Amérique, un peu plus qu’en France, soient tels qu’il les décrit, nous l’admettons ; mais on ne saurait juger toute la postérité d’après le moment actuel et la démocratie de tous les temps d’après les habitudes assurément perfectibles d’un seul pays.

Vous dites que la société perd ses croyances et la bonne société ses loisirs. Les croyances sont-elles donc inconciliables avec les progrès de la raison, et leur plus noble aliment ne sera-t-il jamais la vérité ? Avant de désespérer de nos meilleurs penchans, attendez que la science et l’industrie aient découvert dans les vertus d’une véritable association le secret de leur nouvelle puissance. Quand l’inutile essai de tant forces récemment écloses nous aura convaincus d’un impuissant orgueil, il sera temps de renoncer à de magnifiques destinées. Jusque-là, croyons que, pour vivre avec la gloire qui lui est réservée, la démocratie moderne ne peut rencontrer, dans ses incomparables ressources, des obstacles que les siècles antérieurs n’ont pas trouvés dans leur dénuement.

Parvenu au terme de ses travaux, un écrivain aussi distingué que M. de Tocqueville ne pouvait abandonner un sujet tel que le sien sans l’embrasser d’un seul regard et dans ses dernières conséquences.

« Semblable, comme il le dit lui-même, au voyageur qui, en sortant des murs d’une vaste cité, gravit la colline prochaine, il a voulu saisir l’ensemble de ce qu’il avait étudié en détail, et s’est alors demandé quel était