Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 2.djvu/757

Cette page a été validée par deux contributeurs.
751
DE LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE.

loi, n’ayant aucune propriété imposable, tout l’argent qu’on dépense dans l’intérêt de la société semble ne pouvoir que leur profiter, sans jamais leur nuire. Le souverain cherche alors partout le mieux, parce qu’il se sent mal ; il descend à des détails infinis, entreprend beaucoup de travaux mal dirigés qu’il n’achève pas ; s’efforce de rejeter l’impôt sur les riches et s’applique surtout à des espèces d’améliorations qu’on n’obtient qu’en payant, car il s’agit de rendre meilleure la condition du pauvre, qui ne peut s’aider lui-même. C’est pourquoi M. de Tocqueville affirme que le gouvernement américain ne peut être un gouvernement à bon marché.

Enfin, le système fédératif met, de toute nécessité, deux souverainetés en présence : la souveraineté de l’Union, produit de l’art, exceptionnelle et bornée à un petit nombre d’attributions ; la souveraineté des états, née avec le peuple lui-même, s’adressant à ses souvenirs, à ses affections, et embrassant ses plus précieux intérêts de tous les jours. N’est-il pas à craindre que le lien fédéral, qui exige tant de connaissances de la part de ceux qu’il doit tenir unis, ne vienne à se relâcher, à mesure que la confédération deviendra plus vaste et plus peuplée ?

M. de Tocqueville nous rassure lui-même sur la plupart de ces périls. Après avoir étudié dans son ensemble la société américaine, il lui a semblé que les diverses lois municipales retenaient dans une sphère étroite l’ambition inquiète des citoyens, et tournaient au profit de la commune les passions qui eussent pu troubler l’état. Il croit aussi que les législateurs de l’Union sont parvenus à opposer, non sans succès, l’idée des droits aux sentimens de l’envie ; aux mouvemens continuels du monde politique, l’immobilité de la morale religieuse ; l’expérience du peuple à son ignorance théorique, et son habitude des affaires à la fougue de ses désirs.

Les corps municipaux et les administrations des comtés forment comme autant d’écueils cachés qui retardent ou divisent le flot de la volonté populaire. La loi fût-elle oppressive, la liberté trouverait un abri dans la manière dont cette loi serait exécutée, parce que la majorité ne descendrait jamais aux puérilités de la tyrannie administrative.

L’esprit légiste sert aussi de contrepoids à l’instabilité démocratique, car, ceux qui font leur étude spéciale des lois ont puisé dans ces travaux des habitudes d’ordre, un certain goût des formes, qui les rendent fort opposés à tout entraînement révolutionnaire. Dans un pays où il n’y a point de nobles ni de littérateurs, où le peuple se défie des riches, les légistes sont appelés à devenir la classe politique supérieure de la société. Ils sont en effet les maîtres d’une science nécessaire qui leur assure un rang à part, et ils ont d’autant plus d’influence, qu’ils forment naturellement