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j’achète un âne pour traverser les montagnes avec mon bagage, que je remonte la forêt Noire pour chercher une plante que le Malgache veut que je lui rapporte. J’ai à Corfou un ami islamite qui m’a invité à prendre le sorbet dans son jardin. Duteil m’a donné commission de lui acheter une pipe à Alexandrie, et sa femme m’a prié de pousser jusqu’à Alep afin de lui rapporter un schall et un éventail. Tu vois que je ne puis tarder, que j’ai des occupations et des devoirs indispensables. – Écoute : si vous proclamez la république pendant mon absence, prenez tout ce qu’il y a chez moi, ne vous gênez pas. J’ai des terres, donnez-les à ceux qui n’en ont pas ; j’ai un jardin, faites-y paître vos chevaux ; j’ai une maison, faites-en un hospice pour vos blessés ; j’ai du vin, buvez-le ; j’ai du tabac, fumez-le ; j’ai mes œuvres imprimées, bourrez-en vos fusils. Il n’y a dans tout mon patrimoine que deux choses dont la perte me serait amère : le portrait de ma vieille grand’mère, et six pieds carrés de terre plantée de cyprès et de rosiers. C’est là qu’elle dort avec mon père. Je mets cette tombe et ce tableau sous la protection de la république, et je demande qu’à mon retour on m’accorde une indemnité des pertes que j’aurai faites, savoir : une pipe, une plume et de l’encre, moyennant quoi je gagnerai ma vie aussi joyeusement que jamais, et passerai le reste de mes jours à écrire que vous avez bien fait.

Si je ne reviens pas, voici mon testament. Je lègue mon fils à mes amis, ma fille à leurs femmes et à leurs sœurs, le tombeau et le tableau, héritage de mes enfans, à toi, chef de notre république aquitaine, pour en être le gardien temporaire ; mes livres, minéraux, herbiers, papillons au Malgache ; toutes mes pipes à Rollina ; mes dettes, s’il s’en trouve, à Fleury, afin de le rendre laborieux ; ma bénédiction et mon dernier calembour à ceux qui m’ont rendu malheureux, pour qu’ils s’en consolent et m’oublient.

Je te nomme mon exécuteur testamentaire ; adieu donc, et je pars.

Adieu, ô mes enfans ! j’ai été jusqu’ici plus enfant que vous, je m’en vais seul et loin, en pélerinage, pour tâcher de vieillir vite et de réparer le temps perdu. Adieu, mes amis, mes frères bien